Colette Soler, psychanalyste

Véronique Pattegay – Mettre en place des activités portant sur des questions artistiques dans un rapport direct avec les publics auxquels l’art semble s’adresser n’est pas une chose habituelle. Aujourd’hui, fait exceptionnel, nous avons invité une psychanalyste, non pas pour nous parler de l’art mais de la psychanalyse. Colette Soler a crée les Forums du Champ Lacanien, elle a été formée par Jacques Lacan. Je la remercie vivement d’avoir accepté cette invitation. Il est rare de donner à voir des œuvres dans des lycées : il est encore plus rare qu’une psychanalyste intervienne non seulement au titre de son expérience de psychanalyste, mais également comme enseignante et chercheuse puisqu’elle a produit de nombreux travaux qui posent des questions de définition de la psychanalyse contemporaine – on peut dire sans se tromper que sa parole est entendue par ses collègues.

Colette Soler – En effet, vous avez devant vous une psychanalyste en chair et en os, ce qui n’est pas si fréquent dans les institutions de l’Education nationale. Alors au fond, comment devient-on psychanalyste puisque c’est mon expérience ? On ne naît pas psychanalyste, c’est comme être femme, on ne naît pas femme, on le devient. Mon itinéraire a été assez simple, j’ai d’abord été professeur de philosophie, donc j’ai eu des élèves et d’être en face de vous me ramène quelques années en arrière, et puis j’ai suivi la voie habituelle. J’ai fait une psychanalyse en même temps qu’une formation psychanalytique car lorsqu’on commence dans la psychanalyse, cela ne se termine jamais. La formation dure aussi longtemps que dure l’insertion dans ce discours spécial qu’est le discours analytique. Il y a des montagnes de littérature sur la psychanalyse depuis un siècle, mais je vais quand même essayer de vous donner une idée de ce que c’est que faire une psychanalyse. Qu’est-ce qu’on peut en attendre ?

Quand on s’adresse à un psychanalyste, le plus souvent, pas toujours, on s’adresse à lui parce que quelque chose ne va pas dans sa vie, c’est-à-dire qu’on souffre d’une chose ou d’une autre et que l’on voudrait guérir de ce que l’on appelle son symptôme ou son malaise ou son mal de vivre, ses inhibitions, ses impossibilités etc. Donc, on s’adresse en général à un psychanalyste avec une demande qui est thérapeutique, pour souffrir moins, pour vivre mieux, disons grosso modo pour guérir de quelque chose. Mais en fait, ce n’est finalement que la première face de ce que l’on demande parce qu’en réalité, on n’entre pas dans une psychanalyse s’il n’y a pas quelque chose de plus. Pour entrer dans une psychanalyse, il faut avoir une interrogation. Ce n’est pas la même chose que de vouloir guérir, il faut avoir une interrogation sur ce qui nous arrive et qui nous fait souffrir, une interrogation sur ce que c’est, d’où cela vient ; autrement dit, on attend d’en savoir quelque chose. On attend, on pourrait le dire, de savoir quelque chose sur son être, sur la partie de son être que l’on ignore.

Alors, je voudrais tout de suite vous faire remarquer le paradoxe qu’il y a dans la méthode analytique. On apporte au psychanalyste ce que je vais appeler pour aller vite des symptômes bien réels, ils ne sont pas imaginaires. Les sujets qui présentent des symptômes ne sont pas des malades imaginaires comme Molière stigmatisait certains malades, ils amènent souvent des symptômes qui se passent dans le corps. Vous savez que les premiers malades de Freud étaient ce qu’on appelle des hystériques qui souffraient de paralysie, de cécité, de symptômes divers apparemment somatiques. On apporte aussi des obsessions, des pensées qui s’imposent, incoercibles, dont on ne peut se défaire, qui vous persécutent à l’intérieur et puis surtout, on apporte des contraintes de conduites auxquelles on ne peut échapper, c’est-à-dire que l’on voit arriver des sujets qui ne peuvent pas s’empêcher de faire ce qu’ils ne voudraient pas faire. Il y a une kyrielle de cas de figure. Untel ne peut pas s’empêcher de manger par exemple, tel autre ne peut pas s’empêcher de vomir ou ne peut pas s’empêcher de fumer, cela n’a pas l’air grave mais cela peut l’être pour un sujet donné, tel autre ne peut s’empêcher de rompre à répétition avec ses partenaires amoureux ou de se faire abandonner par le partenaire amoureux, ne peut s’empêcher de tourmenter ceux qu’il aime le plus, de dénigrer ceux qu’il aime le plus, etc. Et donc, on peut dire d’une certaine façon que la masse des symptômes qui se présentent à un psychanalyste, ces symptômes qui se répètent, qui insistent malgré tous les efforts du sujet, ce sont des symptômes qui en dernier recours concernent le registre du désir et des pulsions, voire des compulsions, c’est-à-dire des actions impossibles à contenir. Et il faut ajouter à tout cela que l’on voit toujours plus de sujets venir simplement parce que la vie les angoisse, ils sont angoissés de l’avenir quand ils sont jeunes, ou de la vie qui se termine et de ce qu’ils n’ont pas fait, qu’ils auraient voulu faire quand ils sont vieux. L’angoisse et surtout, le sentiment du non-sens de la vie ; de nombreux sujets viennent à la psychanalyse parce qu’ils ne peuvent plus supporter le sentiment du hors-sens de leur existence. Vous voyez que ce sont des symptômes bien réels, qui concernent la conduite, le sexe, les pulsions et la vie elle-même.

Le paradoxe de la méthode analytique est que cette méthode propose simplement de parler et que l’on peut se demander comment, avec des années de bavardages sur un divan (quand on fait une psychanalyse, on s’allonge généralement sur un divan et le psychanalyste s’assoit derrière vous), on peut espérer modifier des choses aussi réelles que les symptômes que l’on présente. C’est cela, le paradoxe. Je dis bavardage parce qu’en effet, dans une psychanalyse, on ne fait que parler ; c’est le seul moyen, le seul instrument qu’utilise la psychanalyse. Si vous allez chez le dentiste, chez le médecin, chez le chirurgien, il y a tout un appareillage, une instrumentation de l’acte médical. Chez le psychanalyste, vous avez déjà l’appareil, si je puis dire, et c’est la parole. Alors, j’ai dit « bavardage » mais ce n’est pas exactement du bavardage. En fait, on vient parler avec une intention précise. On vient parler avec une intention sérieuse qui est d’arriver à changer quelque chose, c’est fondamental dans la psychanalyse, on vient changer quelque chose, soit dans ses symptômes, soit dans l’ignorance où l’on est de soi-même. A vrai dire, on ne fait que parler mais cela n’est pas n’importe quelle parole, il faut prendre la mesure de cela, c’est une parole modifiée que la parole dans la psychanalyse. Du côté de celui que nous appelons l’analysant (c’est Jacques Lacan qui a proposé cette expression pour désigner celui qui fait une psychanalyse), on lui demande de produire une parole non censurée. Dans la vie hors psychanalyse, toutes nos paroles sont censurées ou en tout cas dirigées, donc limitées. L’éducation, puisque nous sommes tous des éduqués, consiste à inculquer aux petits et aux moins petits, à tous les sujets, à ne pas dire n’importe quoi en toute circonstance. On nous apprend à limiter ce que l’on dit pour des raisons de politesse :  » Dis bonjours à la dame  » ; pour des raisons de corrections grammaticales :  » Ah non ! on ne dit pas comme cela  » ; pour des raisons de pudeur :  » Ah non ! cela ne se dit pas, cela ne se fait pas  » ; pour des raisons d’amitié, aussi :  » Tu fais de la peine, si tu parles comme cela  » ; et puis pour des raisons de cohérence :  » Tu te contredis « , etc. Alors, il y a des contraintes de la parole, c’est évident, et vous pouvez observer que la loi légifère sur ce qu’il n’est pas permis de dire : il existe des procès en diffamation, certaines paroles sont sanctionnées par la loi. Dans une psychanalyse (Sigmund Freud est l’inventeur de la psychanalyse et a inventé cette règle), on dit au sujet :  » Vas-y, dis tout ce qui te vient à l’esprit, supprime les censures qu’on s’impose partout ailleurs « . On le fait avec l’idée que, de cette façon là, le sujet va arriver à attraper quelque chose de sa vérité, on supprime les censures pour faire apparaître la vérité que les censures cachaient. Evidemment, un sujet cherche sa vérité parce qu’il ne la sait pas ; partant de là, le sujet analysant ne sait pas ce qu’il va trouver. C’est donc une parole très modifiée que la parole analysante – j’y reviendrai. Du coté de l’analyste aussi, c’est une parole modifiée en ceci que c’est une parole qui ne dialogue pas ; si vous cherchez à dialoguer, il vaut mieux s’adresser à ses copains et copines que de s’adresser à un psychanalyste, et même avec les copains et copines, vous vous apercevrez au cours de la vie que le dialogue ne marche pas et cela, il faut un peu de temps pour vraiment s’en convaincre. En psychanalyse, on ne cherche pas à dialoguer et la parole de l’analyste est une parole qui s’abstient de conseils, qui s’abstient de suggérer, de diriger, et c’est même une parole qui s’abstient en général de consoler, ce qui a l’air quelquefois un peu dur.

Pourquoi l’analyste s’abstient-il de diriger par sa parole ? C’est assez simple. Il a en face de lui un sujet qui cherche sa vérité, qui se demande ce qui serait bon pour lui, et le psychanalyste ne sait pas, il ne sait pas ce qui est bon pour chacun en ce sens que ce n’est pas un moraliste. Donc, la première chose que commence de faire un psychanalyste est de se taire. Le silence est une modalité de la parole, bien entendu, et il laisse place à la parole analysante et lorsque le psychanalyste parle (puisqu’il faut bien qu’il finisse par dire quelques petites choses au cours des longues années que dure une psychanalyse), sa parole se limite à ce que Freud a appelé l’interprétation. C’est une parole d’interprétation, qui tente de dire la vérité cachée entendue dans la parole analysante. Dans la psychanalyse, le sujet vient chercher sa vérité mais il ne tarde pas à l’attendre de l’Autre ; à attendre que l’Autre – ici, l’analyste – lui dise ou lui permette d’apercevoir ce qu’il disait réellement, lui, l’analysant, sans le savoir. Evidemment, pour que ce dispositif fonctionne, cela suppose que le sujet qui parle en dise plus qu’il ne croit dire, plus qu’il ne sait qu’il dit, plus qu’il n’a l’intention de dire, et qu’au fond, ce qu’il dit sans le savoir ait des rapports avec ce dont il souffre. C’est le postulat de cette méthode analytique.

Pour étayer un peu la thèse que ce qu’il dit sans le savoir a un rapport avec ses symptômes, peut-être faut-il que je m’arrête un peu plus sur la parole, sur le procédé qui couple la parole non censurée de l’analysant que Freud a appelé l’association libre de l’analysant avec l’interprétation de l’analyste. Ce procédé repose sur une caractéristique de la parole qui est une caractéristique générale de la parole. Dans la parole, il y a toujours plus que ce qui est énoncé. Les énoncés, les dits, ce sont les phrases produites, objectivables, les phrases que l’on peut enregistrer, et lorsque quelqu’un a parlé, on peut toujours demander : « Qu’est-ce qu’il a dit ?  » C’est objectif dans la parole, et si l’on peut faire des exercices tels que des explications de texte, des contractions de texte, c’est parce qu’il y a une objectivité des énoncés. Cependant, il n’y a pas que cela dans la parole. Quand quelqu’un parle, on se demande toujours :  » Mais qu’est-ce qu’il veut ? où veut-il en venir ?  » Et c’est là une dimension qui interroge l’intention non formulée de la parole. Cela se voit très bien dans ce que l’on appelle actuellement l’énonciation, qui ne se confond pas avec les énoncés, ce que ça veut dire et ce que ça veut quand ça dit. On le voit très bien dans la vie quotidienne ; actuellement, il y a des préinterprétations standard pour tout ce que disent le président de la République et le Premier ministre :  » Tout ce qu’ils disent, c’est pour arriver à la présidence « . On a ici très clairement le clivage de la parole entre ses énoncés et ce qu’elle vise dans la réalité. L’interprétation analytique se sert de cette structure générale de la parole mais elle révèle un peu plus, à savoir qu’en matière de visée de la parole, il y en a une que le sujet qui parle ne sait pas, c’est ce que l’on appelle la visée inconsciente. Freud a découvert cette chose étonnante que la parole du sujet, quand on la laisse libre, vise quelque chose que le sujet ignore. J’ai parlé tout à l’heure de l’association libre. Parler, dire tout ce qui vient à l’esprit, l’analysant s’y essaye et il ne tarde pas à découvrir que, quand on l’invite à dire tout ce qui lui passe par l’esprit, il ne le peut pas. On l’invite à dire n’importe quoi et il n’y arrive pas et il éprouve cette impuissance. Il y a quelque chose d’encore plus important car en étant supposé parler librement, l’analysant finit par dire toujours la même chose. L’une des dimensions impressionnantes de l’expérience analytique est que la parole du sujet tourne toujours sur le même disque : pas moyen de sortir de son propre disque, chacun a le sien. Finalement, c’est impressionnant puisque la parole que le procédé analytique libère des contraintes qui viennent de l’Autre social (celui que Lacan a écrit avec une majuscule pour dire que c’est l’Autre du discours), cette parole ainsi libérée reste contrainte par autre chose, et c’est cette chose qu’on cherche à extraire. Cela nous donne une première définition de l’inconscient. L’inconscient Freudien, c’est quelque chose qui se dit malgré vous, sans vous, mais dans votre parole à vous, celle que vous proférez sur le divan. C’est pourquoi l’inconscient se déchiffre. Vous savez sans doute – c’est un fait, cela ne se discute pas – que Freud a commencé et a appris à tous les analystes à procéder par déchiffrage. Si vous lisez les premiers textes de Freud qui sont les plus accessibles et les plus captivants, Psychopathologie de la vie quotidienne, L’Interprétation des rêves, on voit comment Freud procède par déchiffrage – évidemment, il faut mettre en série les études sur l’hystérie. En partant des lapsus, des actes manqués, des rêves mais aussi de la parole analysante, il déchiffre ce qui circule dans cette parole. Dès lors que l’on déchiffre, c’est qu’on est dans le champ du langage. Le déchiffrage n’a de sens que dans le langage et c’est pourquoi cette phrase de Jacques Lacan court à peu près partout, vous l’avez peut-être entendue :  » L’inconscient est structuré comme un langage « . Cette phrase est un commentaire lacanien du procédé freudien de déchiffrage.

Pour saisir l’essentiel, il faut quand même faire un pas de plus et prendre en compte que le déchiffrage de l’inconscient qui parle dans votre parole opère sur le symptôme qui, à première vue, n’a pas l’air d’avoir grand rapport avec le langage. Le symptôme est plutôt dans le registre du désir, de ses ratages, de ses détours, de ses complications – le registre du désir et celui des pulsions. Evidemment, dès qu’on dit  » pulsion « , il y a les pulsions sexuelles, il y a les meurtrières aussi mais il y a les pulsions sexuelles présentes. Freud déchiffrant a donné un nom à ce qu’il déchiffre, il l’a appelé désir inconscient. Spécialement, toute la question de l’interprétation des rêves culmine sur la question du désir inconscient : qu’est-ce que c’est ? comment le penser ? (wunsh, « désir » en allemand). Nous venons avec mes collègues de créer une revue qui s’appellera Wunsh. Evidemment, il s’agit du désir propre à chaque sujet, que Freud dit indestructible : voilà un grand message de Freud au départ, que chacun d’entre nous est habité par un désir, un seul, indestructible. En français, le mot désir a des connotations variées, une gamme de significations très larges, qui commence par le vague souhait, les velléités les plus légères, puis culmine dans les exigences érotiques les plus irrépressibles, les plus contraignantes. Désir est un terme d’une certaine façon ambiguë et c’est pour cela que Freud y a ajouté le terme de pulsion.

Pour opérer sur les symptômes qui sont des phénomènes de la libido (terme devenu banal et qui condense au fond les termes désir et pulsion ), c’est-à-dire des phénomènes de désir et de jouissance (prenons ce terme en n’oubliant pas que, lorsque nous disons jouissance, nous ne parlons pas du plaisir, la jouissance est peut-être parente de la douleur autant que du plaisir et se mixent avec les deux), il faut bien – c’est une déduction – qu’entre la libido et la parole, il y ait un lien profond, intrinsèque. Avec la parole, on opère sur la libido, cela se vérifie dans toutes les psychanalyses, même celles dont on dit qu’elles ont raté. Les psychanalyses ne sont pas toujours des réussites absolues mais même si des psychanalyses rencontrent des limites, on obtient toujours de façon partielle des résultats sur la libido. Toute la théorie analytique qui se construit depuis un siècle est faite pour essayer de penser, d’élaborer la théorie de ce lien entre la parole qui suppose le langage et la jouissance du corps, la libido. Cette théorie est faite pour saisir comment, avec les mots du langage et aussi avec les images (car le langage véhicule aussi des images qui se joignent aux mots), nos désirs et nos pulsions sont ordonnés. Voilà à peu près le problème qu’essaye de résoudre toute la doctrine psychanalytique. Je le formule plutôt dans des termes de quelqu’un qui a été formé à la doctrine lacanienne mais même les psychanalystes qui sont d’autres obédiences, à commencer par Freud lui-même au départ, les kleiniens, tous sont confrontés à cette question de savoir  » comment, par l’association libre et l’interprétation, on peut aménager quelque chose, guérir quelque chose de la libido du sujet. Je vais conclure pour que nous puissions débattre, discuter.

Qu’est-ce que l’on peut attendre d’une psychanalyse ? Je me suis dit que j’allais essayer de résumer cela pour vous. C’est une question que je me pose tous les jours, j’y suis confrontée tous les jours parce que les analysants se la posent. D’abord, le plus assuré, on peut attendre de changer quelque chose à ses symptômes. Ma formule n’est pas très ambitieuse, je n’ai pas dit « changer tout pour toujours  » mais il est vrai que la psychanalyse soigne, elle a un effet thérapeutique sur les symptômes. Je dirais même, en prenant les choses très largement, que la psychanalyse a un effet sur le rapport à la vie, sur la façon de percevoir et d’être affecté par sa propre vie puisque nous sommes des être encombrés de l’existence. Ce que l’on peut attendre d’une psychanalyse, surtout (peut-être n’est-ce pas l’objectif prioritaire de la psychanalyse mais c’est le premier), c’est qu’elle révèle à chacun quelque chose sur son être propre, sur ce qu’il est foncièrement. On s’instruit d’une psychanalyse – après, se pose la question de savoir ce que l’on fait de ce que l’on a appris. L’usage qu’en font les sujets ne relève plus de la psychanalyse. Certains en font un usage spécial qui consiste à devenir psychanalyste et ils s’engagent là-dedans pour longtemps. Nombre d’autres en font un usage qui se borne à essayer de s’en servir pour ce qu’il leur reste à vivre. C’est une grande promesse que fait la psychanalyse mais je ne voudrais pas donner de faux espoirs. Il faut savoir qu’on n’en obtient ce qu’elle promet qu’à grand frais parce que, pour l’obtenir, il faut vraiment mettre la gomme, il faut lutter contre ce que Freud a appelé le refoulement. C’est tout un travail, un effort, et il faut bien dire que, le plus souvent, les sujets ne veulent pas savoir, ils préfèrent se raconter des histoires. D’ailleurs, les histoires, ils les payent d’une certaine façon en symptômes. Ils se racontent des histoires avec pour résultat que l’humanité passe son temps essentiellement à deux choses : se plaindre et déplorer les malheurs qui nous accablent ; essayez de mesurer en chacun le temps que l’on passe à se plaindre intérieurement ou extérieurement ; et l’humanité passe son temps à espérer, à attendre du meilleur, que ce soit sur le plan amoureux (on attend de rencontrer l’autre qui ira bien avec vous ) ou sur celui des attentes plus collectives (et je suppose que vous n’aurez pas de mal à recenser tous les évangiles que le siècle nous a proposés). Il n’y a pas que l’évangile de l’église, il y a aussi les évangiles politiques qui annoncent des jours meilleurs, des lendemains qui chantent. Il se trouve qu’aujourd’hui, en l’an 2000, on est plutôt dans une conscience des lendemains qui ont déchanté. Par exemple, il y a trente ans, en 1968-70, les lendemains chantaient, on était au maximum de l’espoir. Aujourd’hui, il y a les vieux qui s’en souviennent, les jeunes le savent à peine et les espoirs en l’avenir sont moins grands. Il y a des fluctuations historiques mais il n’est pas faux de dire que l’humanité oscille entre la plainte de ses maux et l’espoir des jours meilleurs. Tout simplement, un psychanalyste est quelqu’un qui pense qu’il vaut mieux essayer de savoir, qu’on en tire des bénéfices, individuels, certes, mais qui peut-être peuvent avoir des retombées collectives si la psychanalyse arrivait à s’étendre. C’est sur ce point que chaque sujet est concerné par la psychanalyse, le choix entre savoir ou ne pas savoir ce qui nous fait souffrir.

Je vais quand même terminer par quelques formules chocs. Ce qui nous fait souffrir vient d’abord du fait que l’on est jeté dans la vie, et ensuite, de la « sexuation ». Il y a des hommes et des femmes qui ne se ressemblent pas du tout, qui sont sensés se rencontrer, faire quelque chose ensemble et toute l’expérience analytique en témoigne, c’est la croix et la bannière pour s’entendre un peu entre homme et femme. Ce qui fait que Jacques Lacan a produit quelques formules chocs que je vous livre telles quelles. Elles ne sont pas immédiatement limpides, ce sont des formules qui ont tout un background théorique derrière elles, mais elles ont l’intérêt d’être condensées. L’une dit :  » Il n’y a pas de rapport sexuel « , il y a certes des relations sexuelles mais pas de rapport sexuel. Ensuite, « La Femme n’existe pas  » : il existe des femmes. Voici en quelques mots ce qui fait le malheur général et de chacun.

Questions

– Pourriez-vous présenter Jacques Lacan ?
– Je voudrais savoir si interpréter veut dire connaître, découvrir, ou si cela veut dire simplement modifier ?
– Que veut dire : « la Femme n’existe pas » ?
– Quand vous parlez de symptômes, je ne comprends pas pourquoi des gens disent aller mal, je ne vois pas comment interpréter ce délire.
– J’aurais aimé savoir si la multitude de films qui montrent des personnages un peu perturbés reflètent le mal-être de la société parce que cela plaît aux gens.

Jacques Lacan est un psychanalyste célèbre – ce qui ne prouve rien, d’ailleurs. Son itinéraire dans la psychanalyse est important car il a été au cœur des polémiques et des scissions du mouvement analytique en France (et maintenant partout dans le monde). Il a commencé à dispenser un enseignement, un séminaire toutes les semaines, et il a mené ce séminaire depuis les années 1950. A la fin, il a fait un séminaire  » seulement  » tous les quinze jours. Il a essayé de penser l’opération freudienne pendant dix ans, ce qu’il a appelé le retour à Freud, et cela l’a conduit finalement à renouveler complètement le vocabulaire de la psychanalyse. J’ai évité d’utiliser des termes trop lacaniens, cela aurait demandé trop d’explications et j’avais peu de temps, mais il a renouvelé le vocabulaire de la psychanalyse et la façon de la penser. Cela ne s’est pas fait sans casse ni sans mal puisque finalement, cela a abouti à ce que l’Association Internationale de Psychanalyse (I.P.A.), créée par Freud lui-même et à laquelle Lacan appartenait, l’a exclu de ses rangs. C’est ce que Jacques Lacan a appelé lui-même son excommunication. Il y a ensuite une péripétie institutionnelle de Jacques Lacan hors de l’Association Internationale qui ne s’est pas terminée mais qui a eu comme date cruciale 1964 et la création de l’Ecole Freudienne de Paris (E.F.P) : son école, comme il disait, et c’était pour dire que, dans la psychanalyse, il faudrait arriver à ne pas répéter toujours la même chose, et être toujours à l’école de la discipline et de l’élaboration de la discipline. Actuellement, les séminaires de Lacan sont publiés, ses écrits ont été édités en 1967, puis il y a une série d’autres textes parus dans des revues. Les Ecrits sont très difficiles. Les Séminaires paraissent moins difficiles mais le sont tout autant. C’est comme Freud qui se lit bien, cela a l’air clair et simple mais c’est très complexe. L’œuvre de Lacan est sortie du champ de la psychanalyse, il est lu partout dans le monde, cité par les artistes, utilisé par les écrivains, par toutes les disciplines un peu intellectuelles. Dans la psychanalyse, il continue à orienter tout un mouvement lacanien maintenant séparé de l’Association Internationale et lui-même en ébullition et en division. J’ai connu Jacques Lacan en 1969, il devait avoir soixante-dix ans et au fond, si je vous décris la vie de Lacan, vous pourrez prendre une idée de la fausseté des rumeurs qui courent sur un homme qu’on a souvent présenté comme un fantaisiste, un farfelu. Il était dans son bureau à cinq-six heures du matin tous les jours sauf le dimanche, où il allait quand même à la campagne. Dans son bureau, il recevait ses patients jusqu’à des heures incroyables. Il travaillait à son séminaire à longueur de nuit. On a beaucoup de témoignages qui indiquent qu’il appelait des spécialistes à trois heures du matin pour demander telle référence. C’était un travailleur extraordinaire de la psychanalyse ; on ne fait pas vingt ans durant des séminaires pour des analystes, pour ses collègues, sans se fatiguer, bien sûr. Il a réussi à apporter vraiment du neuf et j’ai la vision d’un homme dévoué à la chose à laquelle il se consacrait. Bien entendu, quelqu’un d’autre vous tracerait un autre portrait puisqu’il y a autant de portraits de Lacan que d’usagers. J’ajouterai que c’était quelqu’un qui avait une présence spéciale. La présence est une chose mystérieuse, il y a des gens qui sont là et c’est comme s’ils n’existaient pas, d’autres sont là et l’on ne peut les ignorer tant ils vous encombrent. Il y a toutes sortes de modalités de présence et Lacan était d’une présence étrange.

– Est-ce qu’interpréter, c’est découvrir ou modifier ?

Je dirais qu’interpréter, c’est découvrir pour modifier et que découvrant, ça modifie. C’est une question importante parce que, quand on dit que le psychanalyste vous écoute et interprète, le gros problème, c’est qu’il ne faut pas qu’il invente. Interpréter, ce n’est pas inventer. Interpréter, c’est dire quelque chose qui est là, dans la parole de l’analysant ; sinon, le psychanalyste pourrait délirer sur son patient et lui balancer n’importe quel propos de son cru, qui ne serait pas ce qui est déposé dans la parole analysante. C’est pour cela que j’ai insisté sur le déchiffrage, à savoir qu’on interprète à partir de ce qui est dans la parole de l’analysant. Et l’on constate qu’il y a des termes-clef, des images-clef, des souvenirs avec un terme que vous retrouvez après dans tout ce qui circule de la parole d’un analysant. Il y a des termes qui insistent, que nous appelons les signifiants du sujet avec Lacan. Il y a des scénarios qui captivent le sujet, dont il ne s’extrait pas, toujours les mêmes. Donc, l’interprétation nous permet d’extraire ce que je pourrais appeler par métaphore le vocabulaire de l’inconscient, le lexique de l’inconscient qui fonctionne pour un sujet donné. Chaque sujet a son lexique.

Je reviens maintenant sur la question de la Femme. Le propos que je citais fait écho à un autre, que Freud a tenu à la fin de sa vie : il y a une question à laquelle on n’arrive pas à répondre et qui est :  » Que veut la femme ?  » Lacan relaie ce problème sur le mode  » La Femme n’existe pas « . On peut le prendre compliqué, on peut le prendre simple. Disons simplement que cela signifie en termes philosophiques qu’il n’y a pas d’essence féminine. Il n’y a pas de nature féminine qui serait universalisable et qui permettrait de prédiquer de façon universalisable en disant : La femme est ceci cela, la femme veut ceci, cela, elle veut l’enfant, elle veut le pénis. Freud a essayé de décliner ce que pouvait vouloir la femme et au bout de la déclinaison, il s’est aperçu que cela ne collait pas. Il est très important que quelqu’un, après une vie de travail, finisse par dire que cela ne colle pas. Pour l’homme, ça colle, mais pour la femme, cela n’épuise pas la question. Pourquoi dit-on dans la psychanalyse que la Femme n’existe pas ? Quand on déchiffre la parole, dans l’inconscient, il n’y a pas de terme qui indiquerait le désir féminin. Dans l’inconscient, le terme que Freud a extrait, que les analystes qui ont suivi ont extrait, que Lacan a continué à extraire et à reformuler, concernant ce que ça veut du côté femme et du côté homme, c’est celui de phallus. Vous pouvez déchiffrer l’inconscient indéfiniment, vous trouvez un seul terme. Par contre, vous trouvez plusieurs scénarios autour d’objets variés. Que La Femme n’existe pas veut dire que, de ce qui se déchiffre de l’inconscient, il n’y a pas un terme qui correspondrait du côté femme au phallus. Les deux sexes se situent par rapport à ce terme-là.
Aller mal, vous ne savez pas ce que cela veut dire et tant mieux, on n’est pas obligé d’aller mal. Tous les sujets ne vont pas mal, c’est un fait. Mais quand on va mal, ce n’est pas non plus une honte, pas non plus une tare. Ce que dit la psychanalyse, c’est que tous les sujets ne souffrent pas de la même façon. C’est assuré. Bien que tous les sujets ne souffrent pas de la même façon, il y a pour tous une impasse, une difficulté dans le rapport à l’autre sexe. Les sujets qui disent que ça va bien, quand c’est vrai, sont des sujets qui ont réussi ce que l’on espère obtenir d’une psychanalyse des sujets qui ne l’auraient pas obtenu avant : ce sont des sujets qui ont réussi avec leurs fantasmes, avec leur inconscient, à s’ajuster dans la vie et dans le rapport sexué d’une façon qui n’est pas douloureuse. Il faut bien que ce soit possible puisqu’on espère l’obtenir à la fin d’une analyse. Il n’empêche que tout sujet qui va bien est un sujet qui a résolu un problème qui est celui de tous. J’ai parlé de chaque sujet qui souffre mais il est certain que les modalités de souffrance subjectives ont des formes historiques, ça fluctue avec les époques, avec ce que Lacan appelait les discours. Le discours, c’est la régulation des liens humains par le langage. Cette régulation était très différente dans l’Antiquité de ce qu’elle est maintenant, au Moyen-Age de ce qu’elle est maintenant. Ce n’est pas par hasard que Freud a écrit un texte qui s’appelle Malaise dans la civilisation, pour dire que, s’il y avait des sujets qui n’allaient pas mal, il y avait quelque chose dans la civilisation qui allait mal. On peut dire que ça se confirme et que l’état actuel de notre discours, de notre culture, dont tout le monde parle maintenant, les méfaits du discours capitaliste actuel et de la globalisation sont au niveau des médias, les symptômes d’un sujet ne sont pas déconnectés complètement des conditions de la vie, ils sont ceux du moment de la civilisation.

S’agissant maintenant du cinéma, je ne pense pas que la majorité des réalisateurs aient fait une psychanalyse. Woody Allen est une célébrité à cet égard, mais on ne peut pas dire que lui, précisément, nous présente de grands psychopathes dans ses films. Ce que l’on appelle les psychopathes, c’est-à-dire ceux qui passent à l’acte – les meurtriers, les violeurs, les pédophiles, les pervers… –, ne font pas de psychanalyse. Il faut le constater, sans doute trouvent-ils suffisamment de satisfactions pulsionnelles dans leur passage à l’acte. Ceux qui veulent essayer de savoir quelque chose sont ceux chez qui il y a plus de défenses à l’égard des pulsions sexuelles meurtrière transgressives, c’est-à-dire des sujets qui ont quand même un petit surmoi. Alors, comment expliquer la montée dans le cinéma et la montée dans la réalité ? Nous sommes dans une civilisation où les phénomènes de violence sont très présents, explosifs et incontrôlables. Evidemment, la culture répercute : il est vrai qu’il semble y avoir une fascination pour tous ces paroxysmes de jouissance meurtrière et sexuelle que vous évoquez. Comment l’expliquer ? On pourrait tirer chez Freud des hypothèses. Peut-être cela n’est-il pas sans rapport avec le fait que nous sommes dans une civilisation de confort ; où, du fait de la science et de la production des biens matériels, nous jouissons d’un grand confort sur le plan médical, sur le plan de la vie matérielle en général. Sur le plan des rythmes de travail, nous sommes parvenus aux trente-cinq heures : revenez un siècle et demi en arrière, les enfants travaillaient de jour et de nuit au fond des mines… Les conditions de confort se généralisent et il n’est pas exclu que cela soit à mettre en relation avec la violence. Il faut faire leur place aux médias, qui font que la communication est très différente de ce qu’elle était il y a un siècle et demi. Regardez les textes de Freud sur la violence et la mort dans Pourquoi la guerre ? Après trente ans d’expérience analytique, Freud en vient à conclure que tout se passe comme si les humains avaient besoin de leur dose d’atrocité et que, lorsqu’on cherchait à éliminer ce qu’il y a de dur, de violent dans la vie, on l’éliminait par la porte mais que cela revenait par la fenêtre… On est dans des hypothèses, en aucun cas dans la démonstration.

– Que pensez-vous de cette phrase :  » La mort n’existe pas  » ?

Disons que la mort est irreprésentable. Freud disait cela, que Lacan l’a repris :  » Personne ne croit à sa propre mort.  » Dans l’inconscient, on retrouve des représentations de limitation, de la castration, mais la mort elle-même n’est pas représentable. Alors, comment rencontre-t-on la mort, puisque à moins de miser sur une permanence d’un type quel qu’il soit (de l’ordre de la croyance religieuse), on sait que les humains ne sont pas éternels ? On vit en général comme si on était éternel parce qu’avoir en tête à chaque instant l’idée qu’on va mourir changerait beaucoup de choses. En même temps, si l’on se savait éternels, ce serait atroce. Il y a des malades, comme cela, qui sont les plus terribles à voir, ce sont certains mélancoliques qui sont convaincus qu’ils ne mourront pas, certains sont déjà morts dans leur délire mais ils sont là pour toujours. Ces malades sont dans une douleur insondable parce qu’ils ont perdu la perspective de pouvoir mourir. La vie serait intolérable si l’on ne pouvait pas se dire que celui ou celle qui vous embête va mourir et que soi-même, on n’est pas là pour toujours, qu’il y aura une fin. Donc, la mort est irreprésentable en ce sens qu’elle n’existe pas, on la rencontre quand on perd un être cher. Quand le sujet entre dans le deuil de quelqu’un d’aimé, d’essentiel à sa vie, il prend une petite intuition de ce que c’est que la disparition définitive. Voilà ce que je vous dis dans l’improvisation.

– Si l’on part de l’hypothèse que tout le monde est plus ou moins mal dans sa peau et que tout homme est imparfait, comment une personne peut-elle prétendre en guérir une autre ?

C’est la question que posait Molière ironisant dans Le Malade imaginaire ou Le Médecin malgré lui sur le thème : « Comment un homme pourrait-il prétendre en guérir un autre ? » Mais précisément, le psychanalyste ne prétend pas guérir un autre, il prétend aider l’autre à se guérir par l’élaboration qu’il fait de son inconscient. C’est pour cela que je disais que le psychanalyste sait qu’il ne sait pas ce qui convient pour quelqu’un d’autre. Le fait qu’on fasse parler l’analysant implique un présupposé, un postulat ; cela implique que c’est du côté de l’analysant qu’est déposé le savoir inconscient. Parce que sinon, on ne le ferait pas parler, on l’examinerait et on lui dirait ce qui convient dans son cas. Pas mal de thérapies emploient cette méthode et échouent à tous coups.

– La distinction entre psychose et névrose est-elle toujours valable ? Est-il vrai que la psychanalyse s’occupe essentiellement des névrosés et pourquoi ?

C’est une question qui est présente dans la psychanalyse depuis le début mais qui est tout à fait d’actualité. Freud a d’abord reçu des sujets hystériques, après il est passé à d’autres formes de névroses et puis, progressivement, il y a eu des tentatives pour appliquer la psychanalyse à des patients différents qui étaient en hôpital psychiatrique. Cela a été les liens de Freud avec Jung, lequel dirigeait un hôpital en Suisse. Progressivement, Freud a cru s’apercevoir que ce qui était refoulé chez la plupart des sujets n’était pas absent dans la psychose : au contraire, c’était comme à ciel ouvert, on le voyait immédiatement. C’était déjà une différence. Puis il a cru s’apercevoir qu’il n’y avait pas de possibilité d’analyser la psychose, que le sujet psychotique ne se liait pas à l’analyste. Autrement dit, que l’opération de l’interprétation n’était pas possible. On peut toujours faire des interprétations inutiles, personne n’empêche d’interpréter, mais Freud disait que l’efficace de l’interprétation n’était pas possible. Freud a fini par conclure que les sujets psychotiques étaient très intéressants, qu’ils confirmaient tous ce que l’analyse découvrait dans l’inconscient des névrosés mais que l’on n’arrivait pas à analyser ces sujets parce qu’il n’y avait pas de transfert. Au cours des ans, chez les postfreudiens, la technique analytique qui a démarré avec les névrosés s’est étendue. Elle s’est étendue aux enfants, c’est maintenant un domaine majoritaire de la psychanalyse, et aux psychoses, bien avant l’apparition de l’orientation lacanienne, et ce, essentiellement avec le courant qu’a créé Mélanie Klein (célèbre psychanalyste d’enfants, qui du temps de Freud a travaillé à Londres). Le courant kleinien a commencé à faire ce qu’on a appelé des psychanalyses de sujets psychotiques, évidemment, avec pour problème de voir la différence et de mesurer l’efficacité qu’on en tirait. Lacan lui-même et tous les lacaniens avec lui considèrent qu’un psychanalyste ne doit pas reculer devant la psychose. Lacan, qui était psychiatre, a fait toute sa vie durant, en tant que psychanalyste, des présentations de sujets psychotiques à l’hôpital Sainte-Anne. Qu’un sujet psychotique puisse tirer avantage d’un analyste, c’est sûr. D’ailleurs, on constate que de nombreux sujets psychotiques cherchent des psychanalystes, c’est un fait. La distinction classique qu’a utilisé Freud au départ entre névrose, psychose et perversion, une classification qui vient de la psychiatrie, a été reprise par Lacan et discutée. Elle a entraîné un clivage dans le milieu analytique (en train de se modifier, d’ailleurs). C’est dans le courant de l’I.P.A. qu’on a mis en question la distinction de ces structures cliniques, pour dire qu’il y avait ce que l’on a appelé les border line, les personnalités narcissiques, qui ne seraient ni psychotiques, ni névrosées mais quelque chose d’autre. Le positionnement du champ lacanien là-dessus est que, premièrement, la pertinence conceptuelle demeure névrose, psychose et perversion, mais que, deuxièmement, quand on va dans les dispensaires ou les hôpitaux (les psychanalystes ne restent pas seulement dans leur cabinet), on rencontre de nombreux sujets qui sont là en consultation parce qu’ils souffrent de quelque chose que l’on arrive pas à déterminer immédiatement, psychose ou névrose. Sur ce point, Lacan a proposé à la fin de sa vie des élaborations complexes, où il modifie sa première théorisation de la psychose. La première doctrine de la psychose qu’a eue Lacan suivant Freud mais reformulant Freud était de dire que le sujet psychotique était un sujet chez qui le père, le nom du père, n’opérait pas. Lacan est arrivé à la fin à tout autre chose qui fait qu’on peut maintenir la distinction névrose, psychose pour couvrir la gamme des faits cliniques autrement mais je ne peux entrer dans le détail de cela ici, ce sont des montagnes d’élaborations…

– Comment arrivez-vous à trouver les mots-clef de l’inconscient ? Ensuite, le malaise est personnel mais le langage de ce malaise est-il universel ?

Le langage est universel au sens où nous sommes tous parlants mais il n’est pas universel au sens où nous aurions tous le même inconscient. A ce niveau là, chaque inconscient est un langage singulier. Il n’y a pas de contradiction : est universel le fait d’être parlant, soumis au langage et le fait que chaque inconscient est singulier. Pour ne pas rester trop dans l’abstrait, il faut prendre la mesure du fait que d’être parlant, ça transforme l’animal humain. L’homme est un animal dénaturé, disait Vercors. C’est un animal dans la mesure où il naît comme un animal vivant. Ce qu’il faut saisir, c’est que le langage n’est pas seulement, comme on le croit volontiers, un moyen d’expression ou de communication. Le fait que le petit vivant doive entrer dans le langage le transforme. Il doit entrer dans le langage parce que l’autre – sa mère, son père, celui qui en tient lieu – lui parle et que, pour satisfaire ses propres besoins de petit animal, il lui faut entrer dans le langage. On lui apprend à demander avec des mots. Au début, on lui donne à téter sans qu’il ait rien demandé (sauf qu’on croit qu’il crie pour téter), on le nourrit, mais plus il grandit, plus on attend de lui que, pour satisfaire ses besoins (de présence, de nourriture, de sommeil, de chaleur, les besoins d’un petit vivant), il entre dans les demandes de l’autre, les offres de l’autre. Et finalement, ce que l’on appelle la pulsion n’est pas simplement le besoin du vivant. Là où l’on voit le mieux cet effet de transformation sur le besoin vivant (parce que c’est le besoin le plus élémentaire), c’est certainement au niveau de la pulsion orale. On nourrit un enfant comme on nourrit un petit chat ou un petit chien mais l’on n’a jamais vu un petit chien se mettre à sucer son pouce, demander une sucette, commencer à suçoter un petit objet (ce qu’un grand psychanalyste d’enfants qui s’appelle Winnicott a appelé l’objet transitionnel, ces petits objets que les enfants à une époque de leur vie ne peuvent pas lâcher ; c’est un morceau de chiffon, un mouchoir, un doudou, il y a des petits mots pour les désigner). Donc, l’objet du besoin, l’enfant en vient à le demander, on peut d’ailleurs le lui accorder ou le lui refuser et commence un échange qu’on voit dans l’éducation des tout petits enfants : ils se mettent à demander l’objet du besoin pour obtenir un signe de présence de l’autre, ce qui fait que le besoin lui-même se trouve en quelque sorte transformé à partir du langage. Il faut tenir compte de cela, que le langage n’est pas seulement un moyen d’expression mais un opérateur sur le vivant.

 Artistes et Intervenants à l’Isle-Adam :
Sylvia Commandeur – Vicky Estevez – Hubert Hochwarter – Pierre Merejkowsky – Véronique Pattegay – Alfonso Vallès – P. Merejkowsky et véronique Pattegay

Artistes et Intervenants à Sarcelles :
Pierre Merejkowsky – Véronique Pattegay – Colette Soler – Alfonso Vallès