Débat du lundi 21 juin 1999

Inès Champey, critique d’art

Je désire tout d’abord féliciter Véronique Pattegay d’avoir donné un nom aussi convaincant à l’association qu’elle a créée en 1990, la remercier, ainsi que tous les membres de l’association Il Faut Le Faire, de m’avoir invitée, et dire que je suis absolument d’accord avec les objectifs exposés dans l’éditorial de la publication des actes du premier colloque « Art et Politique ». Il me semble indispensable de chercher à connaître les limites et les enjeux de la création artistique et de pouvoir débattre librement de questions aussi importantes que « la production des œuvres d’art », « la définition de l’art », et « le statut de l’artiste ».

Je précise tout de suite que, pour moi, la notion de « politique » recouvre toute forme de rapport de force (visible ou invisible) et par conséquent toutes formes de domination et de hiérarchie (visibles ou invisibles). Et que s’agissant d’  » art et politique « , la première forme de domination qui me vient à l’esprit est la domination symbolique exercée quasi-automatiquement par tout artiste en tant que personnage historiquement et socialement porteur d’une mythologie du  » génie « , même s’il refuse explicitement l’héritage romantique. Je ne crois pas du tout que l’artiste ait une supériorité de nature ou de sensibilité (voire même de générosité) sur les autres humains, ni qu’il soit en communication privilégiée avec le cosmos ou d’hypothétiques mondes ou réalités supérieurs.

C’est pourquoi j’ai beaucoup apprécié la référence qu’a faite Albert Azoulay aux aventures du baron de Münchausen, dans son intervention au premier colloque  » Art et politique « . L’image très parlante de  » quelqu’un qui s’élève dans les airs en se tirant lui-même par les cheveux  » peut être complétée par celle de Saint Christophe qui porte le Christ qui porte le monde, et qui conduit à se demander sur quoi reposent les pieds de Saint Christophe (1). Image que je transpose sur l’artiste qui porte son œuvre qui porte le monde : sur quoi reposent les pieds de l’artiste ?

Cette question me reconduit à l’étonnement que j’avais ressenti en découvrant que l’artiste que votre association avait choisi d’inviter à ce premier colloque pour débattre d’art et de politique était Thomas Hirschhorn. Etonnement qui m’avait poussée à venir l’écouter pour découvrir quelle était sa croyance. Il n’a pas souhaité en parler, se contentant d’affirmer qu’il ne faisait pas un travail politique, mais qu’il  » travaillait politiquement « , citant en exemple la créativité du maire d’un petit village qui avait improvisé un bureau de vote dans son salon en le divisant en deux par un drap bleu.
Je n’ai donc pas reçu de réponse concernant la signification du symbolisme de l’œuvre de Thomas Hirschhorn et la portée de ce que, en tant qu’artiste, il tente de  » nous  » transmettre. Mais il est devenu évident, depuis sa participation à l’exposition Delta au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris (décembre 97-janvier 98) avec l’œuvre intitulée Time to go, que ce symbolisme est conçu comme un travail de réparation, de rédemption et de réanimation destiné à nous protéger de notre plein gré contre l’inhumanité de la civilisation capitaliste dans laquelle nous vivons. Je n’ai pas de diapositives, mais je vous renvoie aux nombreuses et très belles photos éditées dans le catalogue du Musée Ludwig de Cologne en 1998 (disponible à la galerie Chantal Crousel). Il faut qu’il soit bien clair que je considère cet artiste comme un plasticien hors pair, et que par ailleurs je respecte sa sincérité et sa modestie.

Mon but, dans cet exposé, est de souligner qu’une démarche du type de celle d’Hirschhorn s’inscrit dans une tradition spiritualiste et messianique issue du romantisme et d’opposer à cette tradition la tradition réflexive et critique initiée par Marcel Duchamp, dans laquelle s’inscrit la démarche de l’artiste américaine Andrea Fraser (2) dont trois vidéos sont actuellement présentées dans l’exposition installée au centre commercial Les Flanades (elle s’exprime aussi autrement que par la vidéo).

Ces deux artistes ont un respect égal du public, mais leur manière de traduire ce respect dans leurs œuvres diffère fondamentalement.

Pour Thomas Hirschhorn,  » travailler politiquement  » implique un prosélytisme conçu comme une forme de thérapeutique sociale extrêmement proche de la  » sculpture sociale  » de Joseph Beuys qui s’appuyait sur ses croyances anthroposophiques. Croyances partagées par Harald Sezeemann, commissaire de la rétrospective Beuys au Centre Pompidou (pour lui Beuys n’est pas mort :  » (son corps astral) évolue en parallèle à l’histoire de l’humanité  » (3)), grand personnage du monde de l’art, et commissaire de la présente Biennale de Venise grâce auquel Thomas Hirschhorn a été invité à présenter sa participation (l’œuvre World Airport) sur 400m2. Les installations itinérantes, les objets artistiques, et les petits prix que pratique volontiers Hirschhorn (4) sont autant d’occasions de rencontres et de dialogues, c’est sur les gens eux-mêmes qu’il souhaite  » travailler politiquement « , proche en cela de son contemporain Fabrice Hybert, lui aussi influencé par l’œuvre de Beuys (5). Pour lutter contre la toute-puissance du monde économique, Hybert vend des objets nommés P.O.F (Prototypes d’objets en fonctionnement) mystérieusement conçus selon un processus  » issu d’une  » diététique  » mentale et physique « , qui sont censés transformer les comportements quotidiens et développer la créativité de leurs utilisateurs. Dans l’exposition Diététique qui s’est tenue au Confort Moderne à Poitiers, du 1er mai au 31 octobre 1998, et qui présentait 100 P.O.F accompagnés de leurs vidéos-mode d’emploi, le sérieux de l’entreprise salvatrice était compensé (et masqué) par l’aspect ludique de la plupart des objets proposés et par les talents d’acteur du travesti Eliane Pine Carrington dont les  » démonstrations « , d’un humour érotique, évoquent davantage Duchamp en  » Rrose Sélavy  » que Beuys en chaman ! Ces objets, par exemple un escalier sans fin, un gant à six doigts, ou une casquette radar (vous avez peut-être vu la photo d’Hybert dans Libération avec sa casquette radar), sont distribués à travers sa société UR, U.R signifiant Unlimited Responsibility, c’est-à-dire, en français (et sans le moindre indice d’auto-dérision), société à responsabilité illimitée… Alors je me pose la question : sur quoi reposent les pieds de Fabrice Hybert ? Et je pense à cette publicité diffusée tous les matins sur France-Inter il y a quelques mois :  » EDF : nous vous devons plus que la lumière ! « , et je me dis que l’art est  » l’opium du peuple « .


L’artiste peut-il avoir un rôle politique qui ne soit pas celui d’un guide spirituel ? Oui. C’est le cas d’Andrea Fraser qui montre de quelle manière l’art lui-même est une religion et renvoie le spectateur à son propre jugement au lieu de jouer la carte de la séduction.

Dans la vidéo qui la montre en train de faire une visite conférence dans le musée de Philadelphie (Museum Highlights : A Gallery Talk (1989) ; Lumières sur le musée : une visite conférence-n°1 dans l’exposition), elle signale dans le hall, comme une évidence, que le musée est bien trop immense pour être visité en entier, et s’inquiète de savoir si chacun a bien acheté son billet. Précaution qui sert de prétexte pour préciser que les museum members (amis du musée) bénéficient  » bien sûr  » de l’entrée gratuite et d’un salon qui leur est réservé au premier étage. D’autre part, en annonçant d’emblée comme étant d’un intérêt égal, la visite des period rooms (salles de mobilier européen et américain des XVIIIème et XIXème siècles) qui font la gloire du musée et la visite des coat rooms (le vestiaire), elle rappelle ironiquement aux visiteurs que le musée n’exige pas seulement d’eux qu’ils laissent au vestiaire les parapluies, sacs ou paquets physiquement encombrants, mais aussi tout ce qui les rattache à la vie ordinaire.

Dans la première visite de ce type, qui a été sa contribution à une exposition au New Museum of Contemporary Art de New York en 86, elle affirmait avec la même ironie qu’il était  » de sa responsabilité  » de rappeler qu’il était interdit de toucher les œuvres, de fumer, de manger et de boire, parce que les œuvres contemporaines présentées au musée étaient  » réelles, originales et irremplaçables « . Ce qui me conduit à un rapprochement avec la description que Jean Clair, qui est un ennemi acharné de l’art d’avant-garde qu’il considère comme  » une série de postures et d’impostures  » (formulation efficace et inoubliable !) et qui dénonce la religion de l’art contemporain, fait de son musée  » révolutionnaire  » du  » troisième millénaire « . Description qui en dit long sur sa propre religion de l’art. Voici le passage :

 » Un projet révolutionnaire, en ce début du troisième millénaire, pourrait être le suivant. On construirait un édifice. Il serait simple et un peu solennel. Il serait bâti en pierre, avec des murs, des portes et des fenêtres, peut-être quelques colonnes pour souligner discrètement la dignité de sa fonction. Les salles seraient harmonieuses, ni trop grandes, ni trop petites. La lumière serait du nord, égale et froide. Sur les murs, à bonne hauteur, on accrocherait des tableaux, à l’exclusion de tout autre objet se réclamant de l’Art (6). En revanche, aucun critère de nouveauté ne serait appliqué : (…) « 
Il enchaîne avec la description de son accrochage idéal, par couple d’œuvres. Par exemple, des portraits du Fayoum avec des tableaux de Giacometti, Lucian Freud à côté de Géricault, Arikha (peintre contemporain anglais qui a fait le portrait de la reine d’Angleterre) à côté de Menzel, etc., et termine ainsi :

 » On serait tenu de parler à voix basse. Il ne serait pas permis de toucher les œuvres, de fumer ni de manger en leur présence. Par contre, on pourrait les regarder de tout son saoul, dans les meilleures conditions de vision. Pour finir on accrocherait un écriteau à l’entrée de ce bâtiment d’un style nouveau :  » Musée de Peinture « . « 


Le principe de la visite conférence, telle qu’elle est pratiquée par Andrea Fraser, est celui d’un perpétuel décalage qui fait apparaître l’arbitraire (et l’artificialité) du discours normalement tenu pour valoriser les choses à voir.

Il s’agit pour elle de lutter contre l’invisible domination symbolique exercée par le musée à travers la leçon de goût qu’il est censé donner au bon peuple. Il s’agit aussi, dans le cas du musée de Philadelphie, de reconstruire le contexte de l’histoire du musée et de montrer toutes les dimensions de la philanthropie à l’américaine au XIXème siècle. Elle rappelle que, parallèlement à l’édification du majestueux bâtiment contenant aujourd’hui le musée, ont été instaurées des institutions telles que des asiles pour indigents, des maisons de redressement, et des hopitaux réservés aux malades contagieux, aux malades mentaux, et aux  » faibles d’esprit « .

Dans la vidéo May I help you ? (Puis-je vous aider ? (1991) en collaboration avec Allan Mc Collum–n°2 dans l’exposition), Andrea Fraser a demandé à une actrice de se transformer en galeriste et d’interpréter un texte conçu pour faire apparaître le lien invisible qui relie les classes sociales et les pratiques culturelles. C’est une œuvre très subtile et je n’ai pas le temps de développer. Je vous invite à aller regarder la vidéo et vous renvoie au petit résumé qui l’accompagne et que vous trouverez sur place.

Je vais terminer cet exposé en vous parlant de la vidéo intitulée Inaugural Speech (Discours d’inauguration (1997)-n°3 dans l’exposition) qui témoigne d’un geste artistique et politique absolument impensable, qu’on aurait du mal à croire vrai si cette vidéo n’existait pas. Cette œuvre a été réalisée à l’occasion d’InSITE97, une grande exposition conçue pour célébrer l’alliance économique et culturelle de la Californie et du Mexique, qui s’est tenue simultanément à San Diego et à Tijuana dans des lieux publics (centres culturels, écoles, avenues, parcs, plages etc.,). L’annonce de la présence de représentants des présidents Clinton et Zedillo le soir de l’inauguration laissait prévoir que l’art serait directement instrumentalisé à des fins politiques, perspective qui a décidé Andrea Fraser à prononcer elle aussi, en tant qu’œuvre, un  » discours d’inauguration  » qui serait pris en vidéo, puis intégré dans l’exposition en deux exemplaires (un de chaque côté de la frontière).
L’enregistrement débute par des plans sur l’auditoire et le podium où se tiennent alignés les hommes politiques, les commissaires et Andrea Fraser. Aussitôt après la lecture des messages de félicitation des présidents américain et mexicain, l’un des commissaires présente l’artiste et annonce que le discours qu’elle va prononcer représente sa contribution à l’exposition.

Sa communication est construite de la manière suivante : elle commence par prendre la parole en son nom et au nom des autres artistes participants, puis incarne tour à tour un commissaire fictif, un trustee fictif, un public sponsor fictif et un corporate sponsor fictif. Elle n’annonce pas qu’elle va parler  » au nom de  » ou  » en tant que  » mais enchaîne les discours comme si elle était réellement commissaire, trustee etc., et c’est sur le mode parodique que chaque orateur fait l’éloge de l’orateur suivant qui remercie l’orateur précédent avant de prendre la parole à son tour. Ce dispositif, qui ridiculise le rituel des  » envois de fleurs  » réciproques et sert techniquement à marquer le passage d’un personnage à l’autre, créerait un comique de situation sans conséquence s’il n’était pas, aussi et surtout, le moyen de faire avouer candidement à ces personnes fictives (qui représentent des points de vue réels) ce qui motive leur grandeur d’âme.

Leurs propos, qui sont construits à partir de différents documents (catalogue et guide de l’exposition, déclarations politiques, analyses économiques, rapports de banques, biographies du gouverneur de Californie et de son épouse etc.) font apparaître toute la gamme des intérêts en jeu dans la situation : gains de prestige, gains politiques, gains économiques, en contrepoint de l’idéal officiellement promu : l’essor du multiculturalisme et son apport dans la création d’une culture mondiale globale.

Ce jeu d’acteur permet à Andrea Fraser d’associer critique politique et dérision dans les mêmes conditions d’officialité que les  » officiels  » face auxquels elle prononce son discours. Par exemple, dans les remerciements qu’il adresse au public sponsor (responsable politique local parrainant l’exposition), le représentant des trustees (personnalités locales issues du monde des affaires et du monde politique) déclare que celui-ci a été  » élu et massivement réélu par une petite minorité de la population en âge de voter  » et lui rend hommage en ces termes :  » Il est le champion national de la chasse à l’illégalité. Il n’a pas reculé devant la dure mais nécessaire décision de réduire nos impôts sur le revenu. Il a d’ailleurs prouvé une fois de plus la qualité de son endurance, lorsqu’à peine remis d’une opération de l’appendicite, il s’est fait conduire en chaise roulante pour pouvoir voter la réduction du budget.  » Quant au corporate sponsor (dirigeant d’une entreprise multinationale parrainant l’exposition), il ne cache pas que le terme de  » globalisation  » signifie pour lui la différenciation et la multiplication des parts de marché, et celui de  » multiculturalisme  » la différenciation et la multiplication des consommateurs.

Bien que l’acronyme ne soit prononcé par aucun des orateurs, l’ensemble des points de vue indique que cet événement artistique  » binational  » s’inscrit dans le cadre de l’ALENA (l’Accord de libre-échange nord-américain) et que l’importance du nombre d’artistes invités est avant tout un moyen d’acquérir localement une visibilité internationale convertible en profits économiques et politiques.
Pour qui connaît le travail de Hans Haacke (artiste d’origine allemande vivant aux Etats-Unis depuis la fin des années 60), cette incursion d’une fonctionnalité politique dans une œuvre artistique conçue, non pas pour servir un pouvoir politique ( » bon  » ou  » mauvais « ), mais pour affirmer de manière autonome le contre-pouvoir d’une liberté politique critique, n’est pas nouvelle. Ce qui est totalement inédit ici (et impensable jusqu’ici du point de vue d’une pratique artistique) est d’utiliser  » l’immunité  » accordée à tout artiste jouissant d’un certain degré de notoriété pour s’insérer non seulement symboliquement, mais physiquement (et à égalité avec les représentants politiques des Etats), dans une situation officielle soudain transformée tout entière et de fait en œuvre in situ. Cette expression latine que l’artiste français Daniel Buren s’est appropriée depuis le début des années 70 pour signifier l’invention de la prise en compte du contexte d’exposition dans la conception de l’œuvre, et qui est une notion couramment exploitée aujourd’hui comme simple prétexte à produire des objets et des situations artistiques, retrouve avec Andrea Fraser sa force première et sa capacité à élargir le champ de l’esthétique par la prise en compte, dans la conception et la réalisation de l’œuvre, d’aspects de la réalité systématiquement écartés par les conventions et les convenances sociales et esthétiques.

Lorsque, dans son Discours d’Inauguration, Andrea Fraser se fait artiste ventriloque pour parler au nom du représentant imaginaire des quatre commissaires de l’exposition, elle n’oublie pas de se réjouir de la qualité ( » les personnalités culturelles les plus influentes des Amériques « ) et du nombre ( » plus de 50 artistes et auteurs venus de 11 pays « ) des individus ayant accepté l’invitation.
Plus important encore, elle n’omet pas non plus d’évoquer la circularité du processus de consécration lorsqu’elle s’exprime en représentant réel des artistes pour  » exprimer (sa) gratitude  » envers les commissaires :  » Grâce à eux, nous allons être davantage reconnus – localement, nationalement et internationalement, à l’intérieur du monde de l’art, et au-delà. « 


Pour revenir à ce que j’évoquais en commençant : de même que des artistes comme Hirschhorn ou Hybert font fructifier l’héritage de Yves Klein et de Joseph Beuys, Fraser fait fructifier l’héritage de Marcel Broodthaers et d’artistes tels que Haacke et Daniel Buren, plus âgés qu’elle d’une trentaine d’années. Il s’agit de deux familles de pensée incompatibles, ayant chacune sa propre utopie et ses propres enjeux et conséquences politiques.

J’ai donc exposé deux manières de conjuguer art et politique pour contribuer à ce débat  » Art et politique « .

Alfonso Valles : Vous disiez que vous ne connaissiez pas d’autre artiste qu’Andrea Fraser qui s’engage de cette manière ?


Inès Champey : Je faisais allusion à la spécificité de son œuvre. En tant que critique d’art, je prends une optique (et une option) historique valorisant l’artiste qui va être le premier (ou la première) à faire apparaître un certain aspect de la réalité, c’est là qu’est la création pour moi. L’artiste est quelqu’un qui n’illustre pas le réel tel qu’on le connaît, mais qui par son travail formel, par sa réflexion, par son observation du monde, va faire apparaître des choses. S’agissant ici de politique, Hans Haacke, par exemple, a conçu dans les années 70 des œuvres qui font apparaître le rôle déterminant du monde des affaires dans la politique artistique des grands musées américains.


Alfonso Valles : J’ai été surpris que vous ne parliez pas de Barnett Newman, par exemple, qui s’est présenté aux élections municipales de New York dans les années 50. Je trouve que sa démarche se rapproche assez de celle d’Andrea Fraser, même si l’enjeu politique n’est pas intégré directement dans la production artistique.


Inès Champey : Voilà, tout est dans cette distinction entre engagement politique et engagement artistique.


Alfonso Valles : Le discours qui sépare l’œuvre de l’artiste me pose problème : est-ce qu’on peut séparer l’engagement de l’artiste sur un terrain électoral de l’œuvre en tant que telle, est-ce que lorsque l’homme devient un politique, il cesse d’être artiste ? Je pense aussi à Coluche décidant de se présenter aux élections présidentielles de 1981.

Inès Champey : De toutes façons c’est la question, vous posez la vraie question.

Lionel Richard : J’ajouterai qu’il existe un artiste qui l’a fait bien avant, c’est Johannes Baader qui s’est présenté aux élections municipales de Berlin en 1919. Et justement, toute la différence avec Fraser et Coluche, c’est que Baader s’est retrouvé complètement isolé, qu’il est passé pour fou et qu’on a exclu violemment sa candidature.


Inès Champey : C’est vraiment la question et je voudrais préciser ma position. Je parle en critique d’art et disons que je fais une différence entre un acte qui appartient à la vie ordinaire et une représentation formelle. Par exemple, Hans Haacke a deux formes de production : d’une part il a une production artistique formelle et d’autre part il fait des conférences et publie des articles qui n’ont rien d’artistique où il développe ses analyses politiques du monde de l’art. Il s’agit bien évidemment d’une seule et même personne animée dans les deux cas du même enthousiasme pour transformer le monde. En tant que critique d’art, je fais la distinction entre des gestes qui appartiennent au monde politique réel et des gestes qui appartiennent à l’histoire du champ artistique. Barnett Newman était peintre abstrait et sa démarche politique appartient au monde politique, elle n’était pas conçue en tant qu’œuvre. En ce qui concerne le parallèle avec Baader, ce n’est pas du monde politique qu’Andrea Fraser s’expose à se faire exclure, mais du monde de l’art lui-même. Les commissaires d’exposition qui la soutiennent prennent vraiment des risques parce que tout ce qu’elle propose est symboliquement très violent. Ce que je voudrais souligner est la distinction, qui pour moi est capitale, entre le fait de mener une action politique en tant que telle, parallèlement à une œuvre plastique, et celui de faire intervenir la dimension politique dans l’œuvre plastique, œuvre plastique qui vient à son heure enrichir le capital artistique international et devient une référence. La vidéo d’Andrea Fraser est un acte artistique qui a une portée politique et qui fait maintenant partie du répertoire de l’histoire de l’art, ce qui n’est pas du tout la même chose que si l’artiste décide de se présenter à des élections, qu’elles soient municipales ou présidentielles, que ce soit par conviction ou par défi.

Au début des années 70 aux Etat-Unis beaucoup d’artistes étaient militants, mais l’œuvre de Haacke qui intègre dimension politique et dimension plastique est une exception dans ce contexte. Carl André, par exemple, qui a milité avec Hans Haacke à la Art Workers Coalition, et qui était très politisé, faisait des sculptures abstraites faites principalement d’alignements de poutres en bois ou de carrés de métal juxtaposés à même le sol. Bien sûr, le fait de pouvoir marcher sur des sculptures qui se présentaient comme des tapis de métal était tout à fait  » révolutionnaire  » et correspondait à une philosophie matérialiste, mais ce fonctionnement symbolique restait purement abstrait et n’exposait pas l’artiste à la censure comme cela a été le cas pour Haacke. Pour revenir à la vidéo d’Andrea, je ne pense pas qu’elle pourrait trouver sa place dans un salon bourgeois et la question que je me pose est : comment vais-je montrer qu’il s’agit d’une œuvre artistique ? Premièrement, personne d’autre qu’un(e) artiste, à mon avis, n’aurait l’idée de faire une chose comme ça. D’autre part, il existe une référence formelle évidente, celle de la performance qui est maintenant devenue un genre artistique à part entière et une sorte de spectacle sans risque. Là il s’agit d’une performance qui est à la fois un spectacle et un acte. C’est une représentation, c’est construit, elle a travaillé, elle a recensé, analysé et repris des documents réels à partir desquels elle a fait un montage, et c’est un acte risqué parce qu’elle s’adresse aux personnalités officielles présentes dont elle révèle satiriquement les intérêts, face à face et en public. Il reste que pour quelqu’un comme Jean Clair, ce n’est pas de l’art, de même que pour beaucoup de gens qui ne reconnaissent comme œuvre que les formes tableau et sculpture. Nathalie Heinich vous en aurait parlé, c’est ce qu’elle n’a cessé de développer.

Je voudrais signaler au passage l’existence d’un texte de Robert Klein, un philosophe et historien d’art peu connu parce qu’il est mort très jeune. C’est un article très bref écrit en 1967 et intitulé  » L’éclipse de l’œuvre d’art « , sur lequel s’est appuyée à contre-sens Mme Raymonde Moulin (et à sa suite tous les détracteurs de l’art contemporain) pour parler d’ » artistes sans œuvre « , une expression qui a fructifié. Il faisait remarquer qu’effectivement, avec les avant-gardes des années 60 qui ont fait éclater les formes traditionnelles et n’ont cessé d’élargir le domaine de la production artistique, il n’y avait plus de repère formel fixe. Il a donc parlé d’éclipse de l’œuvre d’art en tant qu’objet esthétique fixe, défini une fois pour toutes, mais pour dire que le nouveau critère était un critère de  » position historique  » et que l’on pouvait retrouver dans les nouveaux objets esthétiques des critères d’harmonie interne qui étaient la prolongation, la transposition, la transformation des anciens critères. Je pars donc de ce constat que l’art peut se transformer et que c’est un enrichissement parce que ces transformations font apparaître de nouveaux aspects du réel, comme en littérature. Et quand je parle d’art à propos de la vidéo d’Andrea Fraser, je me réfère à des formes telles que la forme de la performance inaugurée par Fluxus, la forme de l’œuvre in situ inaugurée par Buren et la forme artistique de dénonciation politique inaugurée par Haacke. Ce sont des formes à partir du moment où elles ont été faites et où elles existent en tant qu’œuvre. C’est vrai que c’est assez immatériel, mais la spiritualité a droit de cité et je pense que l’immatérialité critique et politique a son droit de cité aussi, voilà.

(Longue question prononcée sans micro et inaudible)


Inès Champey : Vous êtes tout à fait en accord avec l’argumentation de Raymonde Moulin ou de Nathalie Heinich qui envisagent l’œuvre du point de vue de sa réception. Prendre ce seul point de vue, ce que fait de manière très rigoureuse Raymonde Moulin, c’est ne considérer les œuvres que sous l’angle de leur circuit de consécration, ce qui est largement insuffisant pour qualifier une œuvre d’art. Ce n’est pas parce qu’on découvre l’importance de ces mécanismes que pour autant les gens perdent leur sincérité, que l’œuvre perd son contenu etc. De fait, un(e) artiste sait que s’il (elle) fait tel type d’œuvre plutôt que tel autre qui plairait davantage, il (elle) s’expose à une relative invisibilité. C’est en ce sens qu’Andrea Fraser est vraiment très forte, arriver à ce degré de visibilité sans pratiquer d’auto-censure me paraît digne d’admiration.

Raymonde Moulin a établi une  » variable réputationnelle  » pour mesurer la notoriété des artistes et s’inscrit sans ambiguïté du côté de la réception, tandis que Nathalie Heinich, qui n’est pas moins unilatérale dans le point de vue extérieur qu’elle prend sur l’art, prétend en outre comprendre de l’intérieur la production artistique contemporaine. En fait, elle la résume et la définit comme une pure et simple  » esthétique de la transgression « , légitimement rejetée par ceux et celles que cette esthétique  » agresse  » en décevant leurs attentes de tableaux et de sculptures. Je ne suis pas sociologue mais je me sers de la sociologie dans ma compréhension des choses. Ce qui m’a énormément intéressée dans la sociologie de Pierre Bourdieu, c’est d’abord qu’elle soit une anthropologie capable de décrire des mécanismes généraux : quand il parle de  » distinction  » il parle d’un jeu social beaucoup plus universel et beaucoup plus subtil que la caricature qui en est faite quand on réduit la distinction à une notion de stratégie sociale (vouloir se démarquer, sortir du lot etc.) en oubliant (ou ignorant) que ce concept prend son origine dans la découverte des phonèmes par la linguistique structurale. Je suis angliciste de formation et c’est peut-être pour cette raison que j’ai tout de suite été réceptive à ce type d’approche. Bien sûr, ce qui est essentiel, c’est qu’il ajoute la dimension politique, il montre en même temps comment ces différences distinctives s’articulent en système et se hiérarchisent. Et c’est précisémment ce qu’abolit Nathalie Heinich dans son travail. Sa méthode annule la notion de réalité hiérarchique pour retourner au seul niveau des représentations du réel telles qu’elles sont construites par ceux qu’elle nomme les acteurs. Dans le système de Nathalie Heinich je suis un acteur de l’art contemporain et ça ne me gêne pas, au contraire je le revendique. Ce qui me pose problème, d’un point de vue à la fois politique (au sens large) et intellectuel, est la sorte d’extraterritorialité sociale qu’elle s’attribue implicitement à titre d’  » expert « , malheureusement il ne sera pas possible d’en débattre aujourd’hui puisqu’elle n’a pas pu venir.

La sociologie telle que la pratique et la théorise Pierre Bourdieu est aussi une anthropologie politique dans laquelle il s’inclut lui-même en tant que chercheur. Contrairement à Raymonde Moulin et Nathalie Heinich dont les travaux, tout en étant très différents d’esprit et de méthode, sont tributaires de ses découvertes, Pierre Bourdieu a pris en compte la question de la production artistique. Dans son livre Les règles de l’art, publié en 1992, il a montré comment se construit une singularité artistique réelle, et il a indiqué de quelle manière l’alternative entre la table rase et le retour au passé est un faux problème. Il a très bien explicité ce que les artistes expérimentent en pratique, que pour créer il faut s’appuyer sur un héritage, même si cet héritage est dénié dans les formes produites. De mon point de vue, la richesse d’une œuvre tient à l’envergure des problèmes (d’ordre artistique et politique au sens large) qu’elle parvient à prendre en compte formellement. C’est en quelque sorte mon critère de valeur esthétique. Il me semble que c’est dans cette capacité à absorber, digérer, critiquer et faire apparaître que réside la spécificité active de l’art contemporain. La spécificité est une notion honnie par les détracteurs de l’art contemporain, pour eux, comme d’ailleurs pour la plupart des post-modernes, elle est synonyme d’autoréférentialité, d’enfermement etc. Qu’il s’agisse, comme chez les détracteurs, d’un manque de familiarité avec la culture avant-gardiste (Jean Clair étant un cas à part) ou, comme chez les post-modernes, d’une compréhension académique de cette culture, le fait est que les uns et les autres stérilisent l’héritage moderne par leur refus d’une dimension historique dynamique. Or la sociologie que Pierre Bourdieu nomme sociologie génétique parce qu’elle prend en compte l’évolution historique, permet au contraire de voir comment faire fructifier cet héritage, de percevoir cet héritage comme une richesse, et de réaliser qu’il n’y a pas à choisir entre passéisme et post-modernisme, qu’il y a à être d’aujourd’hui, à se servir de tout ce qui existe, à ouvrir les yeux, à se sentir libre. Et si on se sent libre on fait quelquefois des choses qui ont du mal à passer, ce qui est le cas d’Andrea Fraser.


Lionel Richard : Je ne conteste absolument pas à Andrea Fraser son statut d’artiste, ni d’avoir fait une œuvre d’art. Mais est-ce une œuvre d’art politique ? Je pense également à l’œuvre de Hans Haacke et, là aussi je m’interroge, parce qu’au fond, la société américaine a accepté cette mise en scène. L’audace d’Andrea Fraser est incontestable et je suis assez d’accord avec Alfonso Valles quand il parle à son propos de subversion de l’espace. Cela étant, si tout le monde a accepté la vidéo de Fraser, est-ce une œuvre d’art politique ? Walter Benjamin a dit qu’une œuvre d’art politique, c’est quelque chose qui interroge tellement qu’on a envie de changer la politique. Les discussions autour de certaines des œuvres de Hans Haacke montrent que, finalement, malgré l’audace qu’il prétendait avoir, il ne gênait personne. Ce que je constate, c’est la difficulté de faire un art politique aujourd’hui. C’était sans doute plus facile avant parce que les sociétés n’étaient pas les mêmes. Le statut de l’artiste a énormément changé. Durant l’entre-deux-guerres, par exemple, les artistes allemands ont pu faire un art politique parce que les structures sociales le leur permettaient, c’est-à-dire des organisations sociales et politiques très fortes, des syndicats qui les encourageaient. George Grosz n’aurait jamais pu faire ce qu’il a fait s’il n’avait pas eu le parti communiste allemand pour le soutenir au début. Quand Paul Klee dit en 1925 :  » Notre désespoir c’est de ne pas avoir de peuple derrière nous « , il exprime bien cette idée qu’à ce moment-là l’artiste sent que, seul, il ne peut véritablement faire ce qu’il voudrait pour exercer une action à l’intérieur de la société. Mais aujourd’hui, le statut de l’artiste a changé. Il est très intéressant, à ce titre, que l’œuvre d’Andrea Fraser se passe dans un musée et que Hans Haacke fasse intervenir le problème des sponsors. Dans la société capitaliste, ces artistes peuvent exercer un minimum de subversion mais celle-ci est finalement récupérée.


Alfonso Valles : C’est vrai que, dans cette vidéo, la situation de Fraser est incroyable. Elle apparaît presque comme un clown ou un bouffon dont les provocations sont admises puisque personne ne bouge, ce qui est tout de même étonnant.


Inès Champey : Il y a eu des réactions. Ca ne se passait pas dans un musée mais en plein air sur un podium, avec un auditoire de deux mille personnes. Pour vous répondre, disons qu’en réfléchissant sur la situation présente tout en sachant que l’autonomie de l’artiste est une conquête sociale du XIXème siècle, je constate qu’effectivement cette institutionnalisation de l’art est très pesante. En France  » l’art d’Etat  » est devenu un privilège et un enjeu, les critiques passéistes qui pestent contre les artistes  » officiels  » rêvent de voir leurs artistes prendre la place de ces usurpateurs, ça saute aux yeux. Je préfère que les artistes officiels soient des artistes réellement subversifs, même s’ils se font récupérer ! C’est vrai qu’on peut dire qu’ils se font récupérer, mais en même temps ça n’altère pas les œuvres elles-mêmes ni les critiques qu’elles contiennent, elles conservent leur valeur, comme en littérature.

J’ai écrit une petite note au lecteur de deux pages dans le livre de dialogue entre Pierre Bourdieu et Hans Haacke, où je fais remarquer qu’ils sont tous les deux transgressifs et qu’ils utilisent la transgression pour progresser dans la transgression. Ils se font récupérer à chaque fois, et la fois suivante ils en profitent pour aller plus loin. L’avant-gardisme a toujours été confidentiel et le problème de l’élitisme ne s’était pas posé parce qu’il s’agissait de petits groupes de gens qui se retrouvaient entre eux, comme nous aujourd’hui finalement, et je me dis que nous sommes peut-être en train de retrouver quelque chose d’équivalent. Nous sommes très peu nombreux et nous parlons des vrais problèmes, ce n’est pas par hasard.

Pour revenir au problème de la récupération, il existe actuellement beaucoup d’artistes qui essaient de trouver des moyens de s’exprimer en dehors des circuits officiels. Andrea Fraser a eu aussi une activité qui est restée souterraine, elle a essayé de monter à New York une organisation qu’elle a appelée Parasite en jouant sur le double sens de parasite et para-site (à côté du site), voulant signifier par là qu’il s’agissait d’un regroupement d’artistes soucieux de se construire une autonomie à la marge du champ artistique. Cette tentative n’a pas abouti, mais la notion de project work (travail sur projet) qui réunissait les artistes est intéressante. En 1993 Andrea avait présenté dans sa galerie, en guise d’exposition, des imprimés intitulés Preliminary Prospectus qui étaient des offres différenciées de  » service artistique  » rédigées spécifiquement à l’intention des institutions à but non lucratif (publiques ou privées), du mécénat d’entreprise, et d’une gamme de clients potentiels. L’artiste étant de toutes façons rémunéré par la société, produire un  » service  » plutôt que des  » marchandises « , anticipe le problème de la spéculation et rend directement visible une rémunération traditionnellement occultée par la distance temporelle et spatiale qui sépare la fabrication en atelier de la vente en galerie. Son premier client a été la fondation créée par la filiale viennoise de EA-Generali, un groupe d’assurances italien multinational, la directrice l’a sollicitée pour traiter un problème prévu dans son offre de service : l’analyse des conflits qui peuvent surgir lorsqu’une entreprise installe des œuvres d’art dans ses bureaux.

La mode du mécénat s’est énormément développée en Europe à partir des années 80 et Hans Haacke a étudié de très près ce mariage de l’art et de l’argent dont le modèle est importé des Etats-Unis. Il a appris à ses dépens que les sponsors étaient des censeurs, et le cas de la société EA-Generali, révélé par l’œuvre de Fraser, est très intéressant parce qu’il contredit cet état de fait. Le directeur de la société a choisi de respecter l’autonomie de l’art parce qu’il a compris qu’elle était nécessaire à l’image de mécène à la fois désintéressé et avant-gardiste qu’il souhaitait construire pour son opération de relations publiques. Opération dont il a avoué sans problème qu’elle ciblait une catégorie de clients plus sensibles à l’art contemporain qu’au tennis, et que pour cette raison il avait créé une fondation dirigée par une spécialiste de l’art contemporain à laquelle il avait laissé toute liberté. Andrea Fraser n’a pas interrogé que le directeur général, elle s’est entretenue aussi avec un représentant des cadres dirigeants qui supportait mal l’art contemporain mais qui approuvait la stratégie du directeur, avec les responsables de la fondation soucieux de ne pas se transformer en  » décorateurs de bureaux  » et de soutenir la compétition avec les autres professionnels de l’art contemporain, et avec les représentants du personnel, porte-parole de plaintes d’autant plus légitimes que l’heure était aux réductions de salaire. Les employés se sentaient agressés à la fois du point de vue du goût et du point de vue de la valorisation du travail et jugeaient que cet argent gaspillé aurait dû assurer des rémunérations plus justes ou un meilleur confort avec, par exemple, l’installation d’une douche ou d’une cafeteria dans les bureaux. Mis à part le surcroît de révolte suscité par cette injure faite à leur travail, les arguments de leur  » rejet  » étaient les mêmes que ceux analysés à n’en plus finir par Nathalie Heinich. Je souligne au passage que certains artistes prennent en compte, et font apparaître en tant qu’art, les problèmes posés par l’existence de l’art contemporain.

Je viens de vous décrire la première phase du travail avec EA-Generali. Ces entretiens sont publiés dans un Rapport et chaque point de vue est imprimé en colonne. Ce qui permet de faire courir en parallèle plusieurs colonnes, donc plusieurs points de vue sur une même page, et de représenter symboliquement la situation dans sa simultanéité. Ce qui, pour moi, est une forme.
La deuxième phase du projet a consisté en une sorte d’anti-exposition. Andrea Fraser a décroché toutes les œuvres qui étaient dans les bureaux, principalement des petites œuvres sur papier (parce que les sculptures avaient été retirées au plus fort du conflit) pour aller les accrocher à la queue-leu-leu dans le somptueux hall d’exposition, en suivant systématiquement, étage après étage, l’ordre de leur accrochage d’origine. L’idée était d’offrir aux employés l’occasion de voir comment il se sentaient sans les œuvres, mais l’exposition était vraiment dure s’agissant d’une fondation réputée pour sa collection de sculptures ! Le directeur de la société a accordé jusqu’au bout la liberté promise, ce qui semble assez extraordinaire.

Je trouve aussi assez miraculeux qu’Andrea ait réussi : premièrement à recueillir les confidences des trois parties prenantes du conflit (direction, fondation et employés) en les faisant en quelque sorte  » accoucher  » séparément de leurs propres intérêts (stratégie d’entreprise, réputation, et salaires), deuxièmement à les publier officiellement et à égalité dans un Rapport qui crée un espace réflexif commun, troisièmement à intégrer dans ce Rapport un quatrième point de vue (présenté lui aussi en colonne), qui est son propre point de vue critique.

Je disais en commençant que pour moi l’artiste est quelqu’un qui n’illustre pas le réel mais qui fait apparaître le réel, alors bien sûr il ne s’agit pas du réel de la couleur et nous ne sommes pas dans un espace contemplatif, il s’agit d’une autre famille de pensée. Ce qui ne veut pas dire que je n’ai pas eu beaucoup de bonheur à visiter la rétrospective Rothko, mais ici nous parlons d’ » art et politique « . La démarche d’Andrea Fraser relève de ce que Pierre Bourdieu nomme la socioanalyse. Le Rapport (1995) conçu pour la fondation EA-Generali, qui est à la fois un document officiel et une forme artistique, abolit toute hiérarchie dans la présentation des intérêts et des problèmes (les trois parties prenantes ont le même temps de parole) et fait ressortir les rapports de domination. On voit, par exemple, comment cette situation (qui impose aux employés de l’entreprise la présence d’un art dont ils ne veulent pas) fait réapparaître la réalité du rapport hiérarchique masquée par la corporate culture (la culture d’entreprise est une notion importée des Etats-Unis) qui sert précisément à souder tous les membres d’une même entreprise en leur faisant partager un même  » idéal  » de succès commercial etc. Alors, est-ce que je parle d’art ? A mon avis, oui.

Lionel Richard : Cette œuvre est très différente de la précédente. On est plutôt dans la socioanalyse et le problème posé est de savoir si c’est vraiment une œuvre. Mais pour revenir sur ce que vous avez dit, il me semble que vous faites la distinction entre les messianistes, que seraient par exemple Thomas Hirschhorn et Fabrice Hybert et, d’un autre côté, Andrea Fraser, qui serait davantage tournée vers la réflexion critique. A mon avis, les procédés de base sont pourtant les mêmes : la parodie, la dérision et, au fond, le résultat est sensiblement le même. Car on peut peut-être imputer du messianisme à Hirschhorn, mais ce qu’il fait n’est pas autre chose qu’inviter à une réflexion critique. Je pense notamment au travail présenté à la Biennale de Venise sur ce que représente un aéroport.


Inès Champey : D’après ce que j’ai lu dans Libération sur l’œuvre de Venise, je suis d’accord avec vous, mais je regrette que vous n’ayez par vu l’exposition Delta que j’ai mentionnée tout à l’heure. J’ai dit aussi que je respectais beaucoup Hirschhorn comme plasticien, mais le problème que pose sa critique sociale, comme dans le cas de Beuys, c’est ce qu’il propose à la place.

Lionel Richard : Tout acte de Beuys était une affirmation idéologique, et on ne trouve ni chez Hirshhorn, ni chez Hybert une affirmation idéologique de ce type. Il est vrai qu’on peut parler d’une forme de messianisme chez Beuys, mais d’un autre côté il disait : je ne suis pas artiste, tout le monde peut faire de l’art. Tandis qu’Hybert et Hirschhorn s’affirment comme artistes et construisent leur oeuvre selon un mode qui me semble essentiellement parodique.

Inès Champey : Beuys ne disait pas : je ne suis pas un artiste et tout le monde peut faire de l’art, il disait : je suis un artiste et je dis que tout homme est un artiste. Ce n’est pas du tout pareil. Le terme d’anthropologie qu’il utilisait beaucoup était synonyme pour lui d’anthroposophie, et son programme politique de  » Tripartition de l’organisme social  » lui venait de Rudolf Steiner. Vous en parleriez mieux que moi et il s’agit de quelque chose qui n’est pas du tout neutre. Effectivement je préfère l’attitude plus modeste de Thomas Hirschhorn et de Fabrice Hybert, mais nous parlons de la relation  » art et politique « , et je pense que les attitudes charismatiques sont l’opium du peuple. Dans son  » Appel à l’alternative  » publié à Noël 1978, Beuys a directement pris modèle sur Steiner pour proposer une nouvelle forme de société dirigée par un  » organisme spirituel  » autogéré et chargé d’ » inspirer  » les domaines juridiques et économiques. J’ai beaucoup travaillé sur Beuys après la rétrospective de 1994 au Centre Pompidou parce que l’absence complète d’esprit critique à l’égard de cet artiste m’avait bouleversée. Catherine Francblin en a fait les frais à la télévision, sur Arte, puisqu’elle a été censurée : le passage où elle évoquait l’influence de Steiner sur la démarche et l’œuvre de Beuys a carrément été coupé dans l’émission transmise en différé.

NOTES :

(1) Métaphore citée par Pierre Bourdieu au cours de son intervention à l’Ecole des Beaux-Arts de Nîmes le 3 juin 1999 :  » Je pense ici à une métaphore, très picturale, que Freud emploie quelque part : il y a Saint-Christophe qui porte sur ses épaules le Christ qui porte le monde. Freud demande : mais sur quoi reposent les pieds de Saint-Christophe ? Le sociologue découvre que beaucoup de ces choses que nous croyons naturelles, dont nous voudrions qu’elles soient naturelles, plus ou moins selon notre position dans le monde social, selon nos dispositions, beaucoup de ces choses sont historiques, c’est-à-dire arbitraires, elles existent mais elles auraient pu ne pas exister, elles sont contingentes, elles n’ont pas d’autres fondements qu’historiques. « 

(2) Andrea Fraser, née en 1965 à Billings, Montana, U.S.A, vit et travaille à New York, à l’exception de longs séjours à l’intérieur des Etats-Unis et à l’étranger –Allemagne, Autriche, Espagne, Brésil, Mexique- liés à la réalisation de projets artistiques in situ.

(3) Cf. Harald Szeemann,  » Joseph Beuys, La machine thermo-ardente à explorer le temps  » in Joseph Beuys, catalogue du Centre Georges Pompidou, 1994, pp.35-40.

(4) Je pense, par exemple, aux  » Souvenirs du XXème siècle  » vendus sur le marché de Pantin dans le cadre de l’exposition Ici et maintenant organisée par Yves Jammet pour l’Association de Prévention du Site de la Villette en septembre 1997.

(5) Une nuance importante sépare les démarches de Thomas Hirschhorn et de Fabrice Hybert : le messianisme du premier s’inscrit dans une philosophie du devoir, et celui du second dans une philosophie du désir.

(6) Je souligne cette phrase. Le passage se trouve à la page 26 de Considérations sur l’état des beaux-arts, Critique de la modernité, Paris, Gallimard, 1983.

 

 

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