D’après un texte de Pierre Legendre : La fabrique de l’homme occidental, film réalisé par Gérald Caillat

Colette Chouraqui-Sepel, psychanalyste
Gérald Caillatréalisateur

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Colette Chouraqui-Sepel : J’aimerais savoir ce qui vous a marqué dans le film que nous venons de voir.

Michel : L’image dont je me souviens est celle où l’on voit naître un enfant.

CCS : Tu voulais dire quelque chose, Selan ?

Selan : Juste : « ACG », ce qui veut dire Assyrio Caldéen Gang…

CCS : Je vais vous dire, Michel, pourquoi ce film m’a touché, moi. J’ai eu un bébé qui aurait pu mourir à la naissance, s’il n’y avait pas eu l’hôpital, les tuyaux, toute la technique…

Michel : Moi, je suis né comme ça, prématuré.

CCS : C’est vrai ? Ma fille aussi. Elle est née à six mois, et sans toutes ces machines, eh bien, ma fille – qui a maintenant 25 ans – ne serait pas vivante.
Michel : C’est miraculeux.

CCS : Miraculeux ? Non, pas tout à fait. C’est l’effet de la technique. Mais on voit bien, effectivement, qu’il y a une autre dimension : la vie parfois n’existe que par toute la science qu’il y a derrière. Et puis, à la fin, il y a quelque chose de très joli sur le bébé, avec le cri du bébé quand il naît. Certains bébés ne crient pas, d’autres se laissent mourir. Ça existe. Il y a des bébés qui décident qu’ils ne veulent pas vivre.

Michel : À la naissance, on leur met des coups !

CCS : C’est vrai, ça arrive.

Michel : Pourquoi vous rigolez ?
(Brouhaha, rires, tout le monde parle en même temps)

CCS : je voudrais revenir là-dessus parce que c’est quand même important. Je ne sais pas si vous avez entendu les commentaires du film. À un moment, on dit que l’homme est fait de langage et que le cri, c’est le premier langage, on peut le prendre comme un premier langage. Mais des bébés refusent de crier et se laissent mourir : pourquoi ? C’est une question. Certains adultes, certains enfants refusent de parler et se mettent en retrait du monde.

Quelqu’un : Ils sont nuls ?

CCS : Pas forcément. Ils pourraient parler mais ils ne veulent pas. On peut se demander aussi pourquoi. Et puis, il y a des gens qui tuent ou qui se tuent… C’est la même chose. Ils ont la vie mais ils ont aussi la possibilité soit de se laisser mourir, soit de tuer et on peut se demander aussi pourquoi. C’est l’un des aspects qui m’a touché : le bébé, la vie, qu’est-ce qui fait la vie, qu’est-ce qui fait la mort ? Il n’y a pas que faire l’amour et faire un enfant et l’amener au monde, point final, et lui donner à manger et faire ce qu’il faut… Parfois aussi, on veut ou on le veut pas. Et à part le bébé, qu’est-ce que vous retenez de ce film que nous venons de voir ensemble ?

Quelqu’un : La guerre.
(Rires)

CCS : Comment t’appelles-tu ?

Rémi : La guerre, c’est pas bien.

CCS : Est-ce qu’on voit la guerre ?

On voit l’armée.

CCS : Oui, mais as-tu remarqué ce qu’on voit de l’armée ?

On voit des armes.

CCS :  Et quoi encore ?

Des gens.

CCS : Que font-ils ?

L’armistice

D’autres : Ils s’entraînent !

CCS : Oui, ils s’entraînent pour le défilé du 14 juillet. Et alors ? Beaucoup de personnes s’entraînent pour faire un spectacle : on voit les danseuses de l’opéra, les militaires pour la parade du 14 juillet, les animateurs de ce centre de vacances. Qu’est-ce que vous avez pensé de ça ?
(Brouhaha)

CCS : Moi, je voudrais demander à Gérald Caillat pourquoi il a mis dans son film toutes ces préparations de spectacle, tous ces gens qui se préparent pour faire quelque chose de beau ?

Gérald Caillat : Le sujet, c’est le théâtre des institutions : l’armée, la naissance, l’école avec la petite fille …

CCS : Ces petites filles, ce sont des danseuses ?

Oui.

CCS : Vous avez vu comment on leur fait faire des traits, et la fonction de ce geste ? Une jeune fille le dit très bien, d’ailleurs : quand elle fait ces bâtons, c’est comme ses  » ports de bras « …
C’est un coup de chance, d’ailleurs, qu’elle m’ait dit ça.

CCS :C’est vrai, ce n’était pas écrit dans le scénario ? Alors, c’est très juste. Moi, j’y ai vu quelque chose au-delà de la représentation des institutions. Dans ce souci de faire un beau spectacle, il y a le souci de faire quelque chose qui peut donner un sens à la vie, parce que, finalement, on vit, on naît, on meurt, mais quel sens donner à la vie ? Faire du beau, est-ce que ça n’est pas un des sens possibles ? Mais là, on voit bien qu’il existe de très nombreux niveaux du beau. Il y a le beau pour le beau, et puis il y a le beau pour démontrer la force de l’armée, le beau pour acclamer le pape. C’est toute la fonction de la mise en scène et du spectacle. Je ne sais pas si vous avez déjà participé à un spectacle, mais on est très content de faire quelque chose de beau, même si l’on ne sait pas toujours à quoi il sert, ce spectacle. Dans le film, on voit que cela peut parfois servir à des choses qui ne sont pas toujours formidables.

Fahd : Bonjour, je m’appelle Fahd. Moi, ce qui m’a marqué, c’est la scène de don d’organe. La mort, pour moi, d’après ce que j’ai compris, ce n’est pas une fin en soi, c’est peut-être même un début pour quelqu’un qui souhaiterait refaire quelque chose… À mon avis, il y a un point commun entre la naissance et le retour à la vie grâce à un don d’organe.

CCS : Ça commence avec la naissance, avec le cœur – enlever un cœur, en remettre un autre -, et puis il y a les textes sacrés. Naître n’est pas un but en soi, mourir non plus, et peut-être les textes sacrés sont-ils là pour montrer qu’il faut bien qu’il existe un but. Il faut se l’inventer, chacun se l’invente comme il peut, et les textes sacrés donnent aussi à leur façon un sens à tout ça. Je m’excuse de parler de moi, finalement on peut toujours bien parler de soi ; mais quand ma fille est née, c’était dans un hôpital où une partie du personnel était composé de sœurs – je ne suis pas catholique – et au-dessus de mon lit, il y avait une croix. J’ai accouché d’un bébé qui est parti dans un autre hôpital. On m’a gardé là pendant trois jours, avec la croix au-dessus de la tête… J’avais mis au monde un bébé, mais je n’avais pas été capable de mettre au monde un bébé qui pouvait vivre sans les artifices de la médecine et je me disais que j’aurais bien aimé croire en Dieu parce que j’aurais au moins pu prier Dieu pour que mon enfant vive. Et finalement, je m’y suis mise… Il ne me restait plus que ça : penser très fort que tout ce que je pouvais faire, maintenant que je l’avais mise au monde trop tôt, c’était de lui donner envie de vivre.
Et effectivement : à quoi bon donner la vie ? Que faire de sa vie ? Quel sens lui donner ? Dans mon métier, je reçois des gens qui s’interrogent sur ça et qui, ne trouvant plus de sens à leur vie, soit veulent mourir, soit délirent. J’ai eu comme patients deux transplantés cardiaques, des hommes jeunes, qui seraient morts sans le secours de la science. L’un pensait qu’en fait, Dieu avait voulu qu’il meure et que peut-être qu’il aurait dû effectivement mourir. Au moment où il revenait à la vie avec le cœur d’un autre, il s’est remis à penser à toutes les fautes qu’il avait commises, minimes ou graves, et qui faisaient qu’il aurait mérité la mort, et il trouvait injuste d’être vivant avec ce cœur d’un autre qui, peut-être, n’avait pas commis de faute ni n’avait mérité la mort… Quant à l’autre patient, durant six mois (sa maladie cardiaque l’avait obligé à vivre quasiment couché et, grâce à la transplantation, il a pu mener une vie normale, se remettre à se promener), il n’osait plus faire tout ce qui lui était possible parce qu’il sentait tout le temps dans sa poitrine quelque chose qui ne lui appartenait pas. Peut-être connaissez-vous des gens qui ont été greffés ?
Quelqu’un – Qu’est-ce que c’est ?

CCS : Par exemple, quand un de tes reins ne fonctionne pas bien, la science permet de t’en donner un qui vient de quelqu’un d’autre, parfois d’un parent, et qu’on implante dans ton corps pour t’aider à vivre parce que, sinon, tu mourrais. Beaucoup de gens qui ont été greffés vivent pendant quelques temps avec un corps étranger en eux. Cela fait se poser des questions : par exemple, comment vit-on avec un organe qui ne vous appartient pas ? Cela ne s’était pas du tout posé à la technique. Les chirurgiens ne l’avaient pas imaginé, d’ailleurs, dans tous les services hospitaliers qui pratiquent la greffe, maintenant, des psychiatres et des psychanalystes travaillent avec eux. Comme le disait bien un chirurgien, on fait de la belle couture, ça marche, mais les effets de la greffe d’un corps dans un autre, on ne les connaît pas.
Quelqu’un – Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous lorsque vous parlez des textes sacrés. À mes yeux, il y a des textes : que certains les prennent comme venant du ciel, c’est leur droit le plus strict mais moi, je suis athée et je crois intimement que les textes ne sont en définitive rien d’autre qu’une manière que l’esprit humain a trouvé pour organiser la société.
Vous parliez tout à l’heure des dons d’organe. Il se trouve qu’on m’en a retiré un – un rein. J’ai eu un cancer et il m’en reste qu’un. Je m’en porte très bien. La veille de me faire opérer… vous êtes à l’hôpital, tout seul, on vous fait vous laver de A à Z, tout seul, vous êtes nu. Une heure avant l’opération, vous vous relavez encore. À ce moment-là, vous êtes seul avec vous-même. Il y a personne, vous voyez votre vie, vous la revoyez, vous voyez vos erreurs, vos échecs, et en fin de compte, vous trouvez que vous avez eu beaucoup, beaucoup de chance de vivre, d’être ce que vous êtes, avec vos qualités et vos défauts et vous vous rendez compte que vous êtes, quelque part, le résultat d’un choix. Ce n’est pas Dieu, pour moi, mais je ne sais pas, quelque chose en plus se passe. Nous sommes, nous, qu’une entité à trois étages – c’est mon avis – qui a besoin et qui est aussi énergie, qui est matière, qui est esprit.
Dans le film, la séquence du pape au Vatican, j’y ai vraiment vu une mise en scène artistique, volontaire : la lumière qui tombe sur le saint père, le symbole du ciel qui l’inonde… Ce n’est pas innocent, qu’on fasse une architecture qui permette de voir de tous côtés. Cette lumière a été conçue par les architectes, alors, est-ce qu’il n’y a pas quelque part une petite tromperie ? Lorsque je vois ces seniors danser la polka des lampions au nom de leur entreprise en lançant toutes ces promesses de s’amender… À leur âge, tout de même ! Ils devraient avoir un peu de recul, un peu d’expérience de la vie ! Et tous ces gens qui jurent, la main sur le cœur, qu’ils vont essayer d’améliorer leur entreprise… L’entreprise, c’est leur nouveau dieu, en fait… Et cette machine humaine que l’on répare, dans laquelle on change des pièces comme d’un moteur de voiture… Mais on ne change pas le cerveau des gens, on ne change pas leur esprit, du moins pas encore !
Vous parliez de la finalité de la vie. La vie n’a qu’un seul but : se reproduire. Le but de la vie, c’est de naître, de se développer au détriment du milieu ambiant. Et une fois qu’on s’est reproduit, au plan de la vie, on a fait son boulot. Par contre, chacun d’entre nous a l’obligation impérative de se réaliser soi-même, de s’améliorer. Le but de la vie, c’est d’apprendre pour comprendre. Et ce n’est pas de comprendre en soi, c’est comprendre pour aimer. On n’aime pas si l’on ne comprend pas. Je procède donc à ce raccourci : le but de la vie, c’est d’aimer.
C. C.-S. – Je vais absolument dans votre sens. J’ai seulement parlé de textes sacrés parce que vous avez choisi, Gérald, la Bible et, plus précisément, d’interviewer un conservateur des archives du Vatican qui parle de la Bible, du Coran, des textes bouddhiques. Il parle aussi de la Torah. Il parle des textes sacrés en hébreu, en arabe, en grec, des textes fondateurs de religions, c’est en ce sens que je disais  » sacrés « . Vous avez vu avec quel amour cet homme parle du livre, comment les parchemins étaient faits, comment ces gens copiaient les livres à la main avant l’imprimerie, c’étaient de si beaux objets. Le but – l’amour, finalement – visait à ce que cet objet livre existe et qu’il soit transmis. Quand vous dites que le but de la vie, c’est la reproduction, cela ne désigne pas seulement les enfants mais aussi, plus généralement, le don de ce que l’on sait faire, de ce que l’on sait. Avoir envie de quelque chose et avoir envie de transmettre cette envie à l’autre, c’est donner ou c’est aimer. Et le Livre est formidable, parce que c’est l’objet même qui se transmet, qui se donne à lire.
Question de la salle – Les mécréants… c’est ceux qui croient aux statues ?
C. C.-S. – Pourquoi les mécréants t’intéressent-ils ? Qui sont les mécréants, d’après toi ?
– C’est ceux qui croient en rien !
C. C.-S. – En effet, ce sont ceux qui ne sont pas croyants… Je voudrais revenir sur la notion de spectacle. L’Opéra de Paris, c’est une institution, une institution où il y a des règles, on le voit bien dans le film. Danser, c’est comme apprendre à lire ou à écrire – c’est pourquoi la jeune fille parle de  » port de bras « . Les règles sont très strictes, comme pour un défilé militaire, pour parvenir à produire un beau spectacle. Si ces règles ne sont pas observées, ce qu’on fera de son corps ne donnera rien, on ne transmettra pas au spectateur l’émotion qu’on a envie de lui transmettre, la beauté qu’on a envie de lui faire partager. Il faut des règles pour arriver à fabriquer ensemble quelque chose qui serve à l’autre, et je trouve ça très bien.
Olivier Bouquet (directeur du centre socioculturel de la Fauconnière) – En effet, les règles sont indispensables à la société. Ce n’est pas une imposture de dire que les textes religieux sont des textes  » sacrés  » puisqu’ils ont longuement relié les hommes – le terme  » religion  » signifie d’abord  » relier  » les hommes. Je crois qu’on s’est bien rendu compte – ne serait-ce que ce soir avec la projection de ce film et ce qui s’est passé à la fois sur l’écran et dans la salle – qu’on a actuellement un gros problème à résoudre, dans nos sociétés, et qui est de savoir comment relier tous les membres de la société. Par exemple, il y a encore un petit groupe présent ici dans la salle, mais il y en un autre aussi dehors, qui a peut-être du mal à accepter les règles et pourtant, les membres de cet autre groupe, dehors, font aussi partie de notre société…
Je ne tiens pas spécialement à me faire le défenseur des textes sacrés. Mais j’ai été interpellé par le titre du film, La fabrication de l’homme occidental, peut-être parce que le mot de  » fabrication  » ravale l’homme au rang d’objet. En tant qu’Occidentaux, nous devons faire notre autocritique, si l’on en juge par tous les excès dont nous nous rendons coupables. Mais ces excès sont peut-être davantage liés à des facteurs économiques qu’à des facteurs réels de reproduction d’une société établie. Peut-être les fondations démocratiques de nos sociétés ne sont-elles pas suffisamment fortes, après tout, à la différence des textes dits sacrés qui fondaient sur du solide en faisant d’emblée appel à quelque chose qui va au-delà de l’homme…
Mon sentiment, c’est qu’il y a une espèce de déconnexion, pour les jeunes qui nous écoutent – et malheureusement, pour ceux qui ne nous écoutent plus -, qui fait qu’on ne sait plus comment aujourd’hui recréer du lien, qui est la définition originelle de  » religion « . Comment relier les hommes, aujourd’hui, avec nos repères occidentaux ? La notion de spectacle me gêne. La vie ne se résume pas à un spectacle. On ressent en revanche la nécessité d’inculquer certaines règles pour pouvoir faire partie, à défaut du spectacle, au moins du jeu. Pour avoir été longtemps concerné par la jeunesse, à la fois professionnellement et familialement, je crois que le jeu est indispensable. Je suis un fervent adepte du jeu pour éduquer, pour donner des outils à mes enfants afin qu’ils puissent évoluer dans une société qui comporte un certain nombre de règles et de perversions qui en sont la conséquence, puisque le mal va avec le bien. La notion de progrès est fondamentale, il faut la faire comprendre aux jeunes, et la science (on le voit avec le don d’organe) nous fournit d’ailleurs un élément essentiel de notre société et qui est la solidarité. Le don d’organe engage par exemple une solidarité, un lien entre les hommes. C’est ce principe de solidarité qui précisément peut manquer parfois pour les jeunes aujourd’hui, des jeunes en déconnexion vis-à-vis des adultes à un moment donné. La société occidentale a peut-être du mal à produire des repères suffisamment lisibles pour pouvoir connecter les jeunes au système en cours.
C. C.-S. – Il est évidemment très difficile de lier tout le monde. On voit bien que le risque, à vouloir lier tout le monde, c’est de manipuler tout le monde. Il y a d’ailleurs dans le film une démonstration de la perversion du lien. Après tout, le don d’organe est un lien réel et en même temps imaginaire entre un donneur et un receveur, même s’il a fallu compter sur tous ceux qui se sont démenés pour aller chercher le donneur. On voit donc bien deux niveaux. Le lien passe d’abord plutôt par un réseau. Il y a moi et mon copain, et un autre copain à lui ; je deviens le copain du copain de mon copain. Mais il existe aussi un lien plus large, qui s’établit par rapport à une règle, à une loi, et qui peut donner bien sûr l’envie de gagner, voire de tricher, les règles donnant toujours lieu à un jeu avec elles. Mais la règle du jeu engage aussi le respect d’un minimum : le respect de la langue, par exemple. Employer des mots que tout le monde peut comprendre, voilà qui peut faire lien. Moi, je ne comprends souvent rien au vocabulaire des adolescents, même s’il suffit qu’on m’explique le code pour que je comprenne un peu.
Une dame – Est-ce que vous avez essayé de rencontrer ces adolescents pour qu’ils vous expliquent leur langage, précisément ?
C. C.-S. – Il arrive que certains viennent me voir à mon cabinet pour parler de leurs difficultés ; et il arrive que je leur demande de traduire. Tous les adolescents ont eu à toutes les époques des codes. À mon époque, c’était le jedegueu: on rajoutait un suffixe à chaque mot de sorte que, si on le parlait bien, les parents ne comprenaient pas ce que nous nous disions. En soi, c’est un phénomène à respecter. Mais quand on s’adresse à quelqu’un qui ne connaît pas le code, la moindre des choses, c’est de lui donner l’accès au code.
– Bien sûr, mais ces jeunes-là n’ont peut-être pas d’autre façon de parler, en fait. Et puis, peut-être certains adultes pourraient-ils aussi faire l’effort de parler plus simplement, d’expliquer ce que ces jeunes ne connaissent pas. Ils doivent apprendre, en fait, et l’école n’est pas toujours efficace. Pour des jeunes dont les parents ne parlent pas français à la maison, c’est encore plus difficile.
Quelqu’un – Dans le film, il y a plusieurs langues, et même des sous-titres. Là, on voit l’importance de la lecture, quand même.
Quelqu’un d’autre – Il faut pouvoir lire au rythme d’apparition des sous-titrages qui peuvent défiler trop vite, parfois. Excusez-moi… Moi, j’ai eu la chance de pouvoir faire évoluer mon langage mais au début, ça n’avait rien d’évident. Il m’est arrivé de me trouver dans un milieu où les gens ne parlaient pas comme moi. De mon côté, j’ai demandé, mais les gens aussi ont dû se mettre à mon niveau, c’est comme ça qu’on peut progresser. En fait, c’est dur, de faire passer un message quand déjà on n’a pas le même langage que les personnes auxquelles on s’adresse. Et à l’inverse, c’est bien beau, d’employer de jolis mots, mais encore faut-il les comprendre, tous ces jolis mots.
C. C.-S. – Vous avez tout à fait raison mais à mon avis, ça se passe toujours entre une personne et une autre. Dès que quelqu’un a envie de dire quelque chose à un autre qui a envie de le comprendre, ces personnes peuvent se parler, même avec les mains. Cela suppose le souci de se faire entendre et le souci de l’autre d’écouter.
– Je voulais dire aussi qu’il n’est pas rare que des gens qui ont envie de se faire entendre ne soient pas entendus parce que pas écoutés, surtout. Excusez-moi, moi, j’ai été projectionniste dans la région de Tarbes. Quand on recevait des adolescents dans une salle de cinéma, on commençait par leur faire un bref topo du film dans un langage que tous comprenaient, pour qu’ils puissent mieux suivre le film ensuite. Je ne veux pas vous dire comment faire votre travail, mais c’est un petit conseil que je peux vous donner.
C. C.-S. – En réalité, je ne suis pas l’organisatrice de cette rencontre, j’ai répondu à une invitation des organisateurs.

- Moi, je suis arrivé juste au moment où on parlait des jeunes. Mais quand même, il y a des choses qu’on ne comprend pas forcément bien. Le titre du film, par exemple, il est tout de même assez abstrait…
Véronique Pattegay – En fait, c’est moi qui organise la rencontre d’aujourd’hui, avec la mairie de Gonesse. Ça fait partie de la Biennale d’art contemporain. L’idée, c’est de présenter des œuvres sans donner d’explications préalables ni de code d’entrée, pour permettre ensuite des discussions à partir d’une expérience qu’on a partagée.
– Je ne dis pas donner un code d’entrée, mais au moins donner une idée globale. Il aurait fallu expliquer le titre, par exemple, parce qu’il y a des gens qui ne le comprennent pas. Je ne dis pas que c’est une raison pour faire du bazar, mais les jeunes qui sont venus ici avaient envie de voir un film, alors, ils n’ont pas tout compris.
Un Monsieur qui parlait tout à l’heure – C’est clair, ce n’est pas du tout ce qu’ils attendaient. Ils attendaient un scénario et pas trop de réflexion. Eh bien, ils ont vu tout autre chose, et c’est parfait. (À Gérard Caillat) Je vous félicite, monsieur.
C. C.-S. (à des jeunes) – Alors, pourquoi êtes-vous venus ? Et pourquoi êtes-vous restés jusqu’au bout ?
– D’abord, on est venus pour parler de notre quartier. La dernière fois, on avait fait un cinéma en plein air. Bon, pour aujourd’hui, ils ont dit qu’il allait y avoir genre un film pour parler…
– … Ouais, à la fin, il y aurait un débat et on pourrait dire ce qu’on veut.
C. C.-S. – Vous êtes donc restés pour parler de votre quartier ? Vous, allez-y, je ne me rappelle pas votre prénom…
– Michel. Vous voulez que je parle de ce que nous on veut ? Eh bien d’abord, on veut obtenir un lieu de rencontre… D’abord, on voulait ouvrir une association… Vous habitez Gonesse ?
C. C.-S. – Non.
– Je vais vous expliquer. À Gonesse, il y a trois quartiers, avec les résidences privées et tout. Un quartier qui s’appelle Orly-Parc, où il y a une maison culturelle, les lieux de rencontres, les clubs, tout ça ; à La Fauconnière, ici, il y a les cinémas, la piscine, un club, une maison de quartier et tout, mais chez nous, aux Marronniers, on a seulement un gymnase et un stade, c’est tout.
Un ami de Michel – Et dans ce gymnase, on n’a pas le droit d’entrer à quatre, c’est deux personnes maximum, on ne peut pas se réunir pour parler. Alors voilà, on demande un endroit pour se rencontrer, pour faire des spectacles, pour mieux se connaître.
C. C.-S. – Alors, le troisième qui voulait dire quelque chose ?
(Brouhaha)
Un troisième garçon – Vous êtes déjà venue aux Marronniers ?
C. C.-S. – Non, c’est la première fois que je viens à Gonesse.
– On voudrait seulement ouvrir une association pour se réunir, pour penser à nos petits frères, pour pas qu’ils soient comme nous. Avant, on avait un arrêt de bus pour s’abriter de la pluie, on s’y retrouvait ; mais ils l’ont enlevé, maintenant, et on n’a nulle part où nous trouver.
C. C.-S. – Moi, je vais vous dire pourquoi je suis venue. Véronique m’a demandé de venir pour voir ce film que je ne connaissais pas, et pour le voir avec vous. Je suis venue en me disant : on peut voir quelque chose ensemble ; on n’a pas du tout les mêmes codes, mais on regardera quelque chose ensemble et finalement, qu’est-ce qu’on a en commun ? C’est pour ça que je vous ai posé des questions sur ce qui vous a marqué. Que ce soit le bébé qui ait pu émouvoir l’un d’entre vous et moi aussi, c’était frappant, on a beau ne pas se connaître et provenir d’horizons différents, on peut échanger là-dessus. Un lieu de rencontre, bien sûr, c’est mieux quand ça existe, mais passer un film dont on ne sait rien et voir ensemble après ce que l’on en a pensé, eh bien, cela s’appelle aussi une rencontre, non ? J’ai été frappée dans ce film par les deux trônes. Ça ne vous a pas frappés, vous ? Il y a le trône du pape et le trône à l’assemblée nationale du Québec, où ce fou (un serial killer qui a vraiment existé, c’est une histoire réelle) s’assoit pour tuer tous les autres ; et c’étaient presque deux scènes qui se renversaient.
Olivier Bouquet – Je voudrais rebondir sur ce qui vient d’être dit, pour pousser la réflexion sur la question du lien. Comment relier ces jeunes des Marronniers qui revendiquent une structure dans laquelle ils vont pouvoir se réunir, alors que d’autres jeunes sont rentrés tout à l’heure, qui viennent d’Orly-Parc et qui provoquent par la parole les jeunes des Marronniers ou ceux de la Fauconnière. On sent que ces jeunes des Marronniers ne connaissent pas bien leur ville mais qu’ils manifestent déjà une revendication par rapport à leur propre quartier, justifiée puisqu’il n’y a pas de structure de réunion aux Marronniers. Le souci qu’ils ont, c’est donc de voir leur échapper leur propre histoire…
Ce que je reprocherais à ce film, c’est de ne pas aller assez loin dans la provocation pour remettre en cause tous les codes dont il est question. Pour avoir des codes, il faut avoir une relative instruction ; et ensuite, pour pouvoir entrer dans quelque chose, que l’on soit invité. Mais, peut-être que l’objet de cette projection – c’est pourquoi je parlais de  » provoquer  » – était de montrer quelque chose pour déclencher d’autres choses. Or, on voit bien que la revendication est forte, si forte que les jeunes acceptent à la limite de voir n’importe quel film pourvu qu’ils puissent exprimer ensuite ce qu’ils veulent, qui est un lieu pour se réunir. Mais je pose la question : est-ce que c’est un lieu pour discuter entre eux ou, précisément, pour discuter autrement, avec les jeunes d’Orly-Parc par exemple, ou avec ceux de La Fauconnière et d’ailleurs ? Il y a un centre socioculturel à Saint-Blin, un autre à La Fauconnière, est-ce qu’il ne faut pas effectivement prévoir quelque chose aux Marronniers ou bien est-ce qu’on regarde Gonesse de l’avion et qu’on dit : voilà, ma ville fait tel périmètre, je peux y mettre un cinéma mais pas deux ?… Mais il est vrai aussi qu’un cinéma, qu’un centre socioculturel, ça coûte très cher à construire comme à entretenir. Alors, il faudrait peut-être expliquer à ces jeunes qu’effectivement, ils sont aux Marronniers, mais qu’ils habitent aussi Gonesse et que – et là, je vais faire de la provocation – c’est presque pure imagination de leur part de dire qu’ils n’ont pas de lieu ! Ce qu’ils disent là me concerne directement puisque je suis le directeur du centre socioculturel qui est juste derrière leur quartier : je crois que quelques-uns me connaissent, d’ailleurs, et je dis à tous ici que tous les jeunes de Gonesse sont les bienvenus dans notre centre.
Il faut aussi que les jeunes comprennent que la loi, à l’origine, n’est pas faite d’abord pour sanctionner. Elle est d’abord faite pour réguler, pour faciliter les choses. La loi, elle répond d’abord à un principe de liberté, et pas prioritairement de sanction. Malheureusement aujourd’hui, on met de plus en plus l’accent sur le discours sécuritaire, si bien qu’aux yeux des jeunes, la loi, c’est la sanction, la police, la justice, la prison. Mais ces jeunes doivent pourtant comprendre que la plus haute expression de la liberté, c’est l’ordre, à un moment donné, et que ça les concerne. Il faut expliquer à ces jeunes qu’on est tous dans le même bain ; que, quand les jeunes de La Fauconnière ont le comportement qu’ils ont eu tout à l’heure, moi, je n’ai eu qu’une envie, c’est de m’en aller ; c’est ce type de comportement qui conforte les demandes fascistes d’autorité, aujourd’hui. Maintenant, c’est formidable, de dire, dans un bel élan :  » On accepte les règles, on va créer une association « . Mais ça entraîne quand même aussi du boulot, et ce n’est qu’une fois qu’on aura accepté ces contraintes que va s’ouvrir un champ de liberté, un champ d’action. C’est peut-être d’ailleurs ce qui manque, dans le film. La  » fabrication de l’homme occidental « , ce n’est pas que de la manipulation (même si c’en est aussi), parce que la grande force de la démocratie, c’est aussi de rendre tout un chacun à un moment donné maître de son jeu, au moins à son niveau, et de décider soi-même de son histoire.
C’est bien, de vouloir prendre ses responsabilités, mais il faut aussi que ces mêmes jeunes comprennent que l’action qu’ils veulent entreprendre ne peut se limiter à leur propre entourage, à leurs copains et à leurs petits frères. Dépasser son entourage et son quartier, c’est ça qu’on appelle se mettre en danger… Il ne peut s’agir en aucun cas de jouer Les Marronniers contre Orly-Parc ou contre la Fauconnière, mais de saisir l’initiative de jeunes qui ont envie de bouger, que cela se fasse aux Fauconniers ou ailleurs. L’important, c’est que cela se fasse.
(Quelques applaudissements)
Un jeune – Non, pas d’accord ! Alors, il faut se déplacer à La Fauconnière ou à Orly-Parc ? Ça…
O. B. – Écoute, moi, j’ai grandi à Gonesse, dans le quartier des Carreaux, et quand j’avais envie d’aller à la piscine, j’allais à la piscine de La Fauconnière ; et si j’avais envie d’aller au cinéma, j’allais au cinéma de La Fauconnière. J’ai eu envie de jouer au foot, et je me suis retrouvé au stade Eugène-Cognevaux, dans le centre ville. Si j’ai envie aujourd’hui d’aller voir un film sur écran géant, je vais à Paris. C’est ça, la liberté. Et la liberté, elle ne s’obtient qu’en acceptant certaines règles, à savoir que, quand je prends le train pour Paris, je paie mon billet et je suis d’autant plus serein parce que, quand je vois le contrôleur, j’ai pas besoin de me cacher, je montre mon billet, c’est pas plus compliqué ! J’accepte des règles qui m’offrent un champ de liberté beaucoup plus large que de frauder, de redouter de me faire serrer par je sais pas qui pour je sais pas quoi…
C’est ça, le truc. À un moment donné, si tu as envie de construire, alors il faut comprendre que construire, c’est aller vers les autres. C’est comme quand je parlais de religion. La religion, à la base, ça sert à relier les hommes. D’accord, certains se servent des autres à partir de ça, mais quoi ? on ne vit pas dans un monde où tout est beau, il y a la partie spectacle, c’est ainsi. Il y a du bien dans le monde parce qu’il y a du mal, l’un ne va pas sans l’autre. On peut pas parler du Bon Dieu sans parler du Diable, d’autant que, pour votre gouverne, le meilleur des anges s’appelait Satan : oui, au départ, Lucifer était l’un des anges les plus fervents ! Alors, si vous avez envie de vous prendre en charge, vous devez compter sur vos baskets…
L’ami de Michel – Pourquoi c’est nous qui devrions nous déplacer là-bas et pas l’inverse ?
O. B. – Si tu veux, moi, je viens te voir.
– Mais il n’y a rien, aux Marro’.
– Je le sais bien, qu’il n’y rien aux Marro’. C’est comme de dire :  » Je suis dans le désert et je voudrais l’eau courante « . Moi, je veux bien que tu aies un robinet d’eau, mais quand on est dans le désert, qu’est-ce qu’on fait, d’après toi ?
C. C.-S. – On va au puits.
O. B. – Oui, ou on tire des tuyaux sur 8 000 mille kilomètres pour aller chercher l’eau la plus proche !
Un jeune – Ça n’a rien à voir !
Un autre – Vous racontez n’importe quoi, là…
O. B. – Non, je ne raconte pas n’importe quoi. À l’heure actuelle, tu as raison, y a rien, aux Marronniers.
– Voilà !
O. B. – Qu’est-ce qu’on fait ? Tu veux qu’on aille acheter des briques et qu’on construise le truc toi et moi ?
– Ouais. Avec la Mairie. Il y a tous les jeunes qui sont motivés.
O. B. – Pourquoi pas ? Mais ça va être long… beaucoup plus long.
– S’ils font des associations, pourquoi les mettre à Orly-Parc ou à la Fauco’ et pas aux Marronniers ?
O. B. – Parce que c’est là que se trouvent des lieux qui peuvent les accueillir.
– Pourtant, Les Marronniers, c’est un quartier !
O. B. – Tout à fait.
– Et il n’y a jamais rien eu !
O. B. -Tu vois, dans votre réaction, là, il y a aussi une espèce de code, on sait très bien que c’est un jeu…
– Ouais, mais nous aussi, on a besoin de s’amuser !
O. B. – Voilà, on est dans une espèce de jeu mais qui peut nous amener malheureusement, sinon à des actes de violences, au moins à des confrontations malsaines qui font qu’on n’arrive pas à s’entendre, parce qu’on ne veut pas se comprendre. Et ça, c’est un peu gênant. C’est très bien de ta part… Je travaillerais sur le quartier des Marro’, crois-moi…
– Si vous travailliez aux Marronniers, vous feriez quelque chose pour les Marronniers mais là, vous travaillez à La Fauco’, alors vous faites quelque chose pour La Fauco’ !
O. B. – Absolument pas. Je travaille sur le quartier de La Fauconnière parce que la structure est à La Fauconnière. Ce qu’il faut essayer de différencier, et c’est peut-être ça que voulait expliquer le film ou du moins ce que j’ai compris, c’est qu’il faut faire la différence entre tout ce qui est matériel et tout ce qui est de l’ordre de l’être humain, pour ne pas dire du spirituel. Il y a ce qu’on est capable de faire, toi et moi, tous ensemble, et peu importe le lieu où l’on est !
– Non, pas  » peu importe  » !
O. B. – Mais si !
– La Fauco’, elle a tout ce qu’elle veut, Orly-Parc, elle a tout ce qu’elle veut, et les Marronniers, elle n’a jamais rien !
Un autre – On doit se déplacer à la Fauco’, à Orly-Parc, aux Carreaux… Mais nous, on veut quelque chose pour nous. Il y a tout ce qu’il faut, aux Marronniers, pour faire un centre ou un lieu.
O. B. – Il n’y a pas forcément les espaces, ce n’est pas évident. Bon, c’est vrai qu’il y a peut-être eu des mauvais choix. Le gymnase n’est pas un vrai un gymnase, c’est exact. Je ne dis pas qu’il faut accepter les choses telles quelles. C’est très bien d’avoir des projets. Mais il ne faut pas non plus se fixer des projets démesurés.
– Ça n’est pas démesuré, d’avoir un club aux Marronniers, ou une association !…
O. B. – Non, mais ce qui me gêne un peu, c’est le projet de ne faire un club que pour les jeunes des Marronniers.
– Non, pas seulement pour les jeunes des Marronniers !
O. B. – Ce club, est-il suffisamment clair dans ton esprit que des jeunes de La Fauco’ ou de Gonesse en général pourront y venir aussi ?
– Oui, moi, je suis d’accord !
O. B. – Donc, on est bien d’accord que le projet ira dans les deux sens…
– Ceux de La Fauco’, ils ne viendront pas, de toute façon…
– Tu n’as pas tout à fait tort. Quand vous êtes entrés, tout à l’heure, c’est vrai qu’ils vous ont chambrés. Mais est-ce que ce n’est pas de l’ordre du jeu, tout simplement ? Et est-ce que nous, adultes, on a à entrer là-dedans ?
– On est encore jeunes, on a le droit de s’amuser, non ? On a un stade qui fait deux mètres de long, où tout le monde ne peut pas entrer. Ça veut dire qu’on joue sur la rue et récemment, l’un de nous s’est fait renverser par une voiture. On n’a pas d’endroit pour jouer !
O. B. – Est-ce que ce n’était pas une voiture qui avait été volée, précisément, sur le quartier de La Fauconnière ?…
– Je sais pas.
O. B. – … Et qui a été brûlée juste après ? Moi, il me semble que c’est ça, l’histoire. Donc, tu vois, ton exemple peut se discuter.
– Mais pourquoi ils ont fait ça ? Ceux qui ont fait ça, c’est sûrement qu’ils n’avaient pas de quoi s’amuser.
– Est-ce que c’est un  » jeu  » que de venir voler ici une voiture à des gens qui n’ont pas forcément d’argent, qui sont aujourd’hui dans la dèche parce que c’était leur outil de travail ? et qui en plus ont renversé un de tes copains ? Est-ce que tu trouves que le  » jeu  » qui se passe entre vous et ceux de La Fauco’ est intelligent ?
– Je ne sais pas. C’est eux qui cherchent la merde, pas nous.
O. B. – Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.
– Vous voulez dire quoi, alors ?
O. B. – La question qui est posée est de savoir comment on va pouvoir faire en sorte que les jeunes de Gonesse en finissent avec cette espèce de jeu pervers, qui dure depuis je ne sais combien d’années et qui fait que les jeunes de La Fauco’ vannent les mecs des Marronniers (se contentent de les vanner parce que, malgré tout, il y a encore une acceptation mutuelle entre les jeunes de ces deux quartiers, mais s’il y avait eu ici des jeunes d’Orly-Parc, je ne sais pas comment cela aurait fini aujourd’hui). Comment peut-on sortir de ça ? C’est une question que je me pose à moi et que je vous pose surtout à vous. À partir de quoi va-t-on pouvoir mettre en place des choses pour que ces jeunes-là cessent enfin de se taper dessus, hein ?
C. C.-S. – Excusez-moi, je ne suis pas si sûre qu’il s’agisse d’un jeu. (D’abord, une parenthèse : si Gérald Caillat s’est autant attaché aux petites danseuses, c’est sans doute pour montrer combien elles acceptent des choses aussi terribles que leur entraînement pour faire quelque chose qu’elles aiment et pour acquérir une sorte de liberté du corps qui leur permet ensuite de transmettre une histoire. Alors, en regardant le film, je me disais que ce que j’avais le plus aimé petite fille et que j’ai essayé de transmettre à mes enfants, c’étaient les albums de photos, quelque chose qui collecte les souvenirs de plusieurs vies, et ce film m’a renvoyé à un tas de photos de vie. C’est aussi le devoir de chacun de transmettre des photos personnelles. Fin de la parenthèse.)
Je voulais revenir sur ce qui m’a le plus frappée, dans le film, qui est la scène de folie, avec cet homme fou assis sur le siège du président de l’Assemblée québécoise, et qu’est-ce qu’il veut ? il veut tuer son père, c’est ce qu’on comprend, et en pleine assemblée nationale, il se met à tuer les députés. Au moment de cette scène, les jeunes qui occupaient le rang devant moi (en fait, je n’aime pas dire  » les jeunes « , je ne sais pas si vous aimez quand on vous appelle ainsi parce que je pense que Fahd n’est pas Michel et Michel, pas Rémi, que chacun a des histoires différentes à raconter), ces jeunes, donc, se traitaient les uns les autres de  » bâtards « . La coïncidence était très étrange. On a vu dans un laps de temps très court le saint père (le pape), puis le fou au Québec (la même chose s’est passée à Nanterre, il y a deux mois, vous êtes au courant ? un fou qui est aller tuer parce qu’il voulait se tuer lui-même, en fait), et quelques-uns devant moi qui se traitaient les uns les autres de  » bâtards « … Et un  » bâtard « , qu’est-ce que c’est ? un enfant dont on ne connaît le père…
Voilà les choses qui m’ont intéressée dans ce film et dans le fait de le voir avec vous, parce que ce qu’on peut faire, n’importe où, dans n’importe quel quartier, mais surtout dans n’importe quelle famille et dans n’importe quel groupe, c’est de fixer une histoire. D’essayer de savoir qui est le grand-père, qui est le père, qui est l’enfant, qui sera le fils à venir ; de quoi on se souvient, qu’est-ce qu’on a envie de raconter aux plus petits, quelle trace on a envie de laisser. C’est plutôt là-dessus que j’aimerais qu’on conclue. Peu importe l’équipement. Il vaut mieux qu’il y ait des stades, des lieux de rencontre, mais quand il n’y en a pas et en attendant qu’il y en ait, il faut apprendre à raconter des histoires, à se raconter les uns les autres avec des mots, connaître notre histoire et décider de celle qu’on racontera. Dans le film, on le voit bien, c’est de cela qu’il s’agissait. Vous avez dit : c’est un documentaire, ça ne raconte pas d’histoires, et pourtant, moi, je suis sûre que cela a évoqué chez chacun d’entre vous des petites histoires.
– Je m’appelle Sékou, bonsoir. Vous avez parlé de Dieu. Dieu, c’est lui, notre Créateur, vous voyez ce que je veux dire ? Des gens qui ne sont pas de la religion disent :  » Les Noirs et les Arabes, ils ne savent que fumer, semer le bazar « … Eh bien non, notre meilleure association, ici, qu’est-ce qu’elle est ? une association musulmane dans un lieu de prière, un lieu où on peut se rencontrer. Le musulman, c’est qui ? quelqu’un qui respecte tout le monde. C’est pour ça que nous, on doit faire l’effort de bien nous comporter. Il ne faut pas que les gens nous traitent comme des malades, comme des terroristes. Il y a un milliard cinq cent mille musulmans sur Terre. Ils sont loin d’être tous terroristes. Non, l’islam, ça apprend le respect.
C. C.-S. – Vous répondez à la question du père par la religion quand vous dites  » le père créateur « . Toutes les religions essaient d’ailleurs de répondre à cette question de savoir d’où l’on vient. Mais je crois que, même quand on n’est pas religieux, il faut aussi se poser cette question, se demander d’où l’on vient et où on va, pour essayer de transmettre quelque chose.
Sékou – Mais quand on regarde tout autour de nous, on doit quand même se poser la question : qui a créé tout ça ? Qui a créé le ciel ? et ceci ? et cela ? Il faut savoir qui nous a créé, pourquoi nous sommes-là, ce qui va arriver après notre mort, vous voyez ? C’est pour cela on doit faire l’effort d’avoir une association. Si on en a une, vous verrez, d’ici une semaine, tous les gens que vous voyez ici, les Noirs, les Arabes, tous, de n’importe quelle race, ils vont changer !
C. C.-S. – Je n’en suis pas sûre ! mais en tout cas, vous avez raison, chacun doit se poser ces questions, bien sûr.
– Moi, je vous le dis : ça va changer !
C. C.-S. – Mais pourtant, j’insiste, la question n’est pas de savoir quelles sont les bonnes réponses. Il faut d’abord que chacun essaie de se poser des questions, toujours plus de questions. C’est ça, avancer, ce n’est pas attendre que l’autre vous fournisse la réponse. S’il y a quelques réponses, parfait, mais je crois qu’elles ne servent qu’à se poser toujours plus de questions.

Artistes et Intervenants :
Breitner Catherine – Laurette Matthieu – Fraser Andréa – Film La fabrique de l’Homme occidental – Estevez Vicky – Paris Clavel Gérard – Panneau de communication – Nakayama Jiro – Pattegay Patrice – Piffaretti Bernard – Rencontres – Richard Lionel – Rouvillois Gwen – Vincent David – TV Zaléa – Tables rondes