Présentation du livre L’aventure de l’art contemporain de 1945 à nos jours, aux éditions du Chêne.

 

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Lionel Richardhistorien

Lionel Richard : Pourquoi ce livre sur l’art contemporain ? L’éditeur me l’a commandé tout simplement parce que je lui avais signalé qu »il n’existait pratiquement rien sur le sujet. En général, on considère que l’art du XXe siècle, c’est l’art moderne, qui se borne aux grands mouvements inscrits dans la période 1900-1950. Au-delà, bien des choses se sont passées, mais elles n’ont guère été répertoriées, analysées. Or, on assiste à un éclatement de tous côtés, d’autant que l’art est devenu de plus en plus international.

J’ai estimé, précisément, que cet aspect international devait d’abord ressortir. Quand on regarde la première partie du siècle, avec le cubisme, le futurisme, l’expressionnisme, le surréalisme, etc., on constate que les grands mouvements artistiques sont devenus, certes, internationaux, mais qu’ils sont partis d’Europe. C’est différent dans la seconde partie du siècle. Il était capital d’en tenir compte, et de ne pas adopter à nouveau un mode de présentation de l’histoire de l’art qui est devenu, hélas, scolairement classique en France : à savoir, fondé sur le gallo-centrisme. Comme si la vision française était la clé pour comprendre les phénomènes artistiques.

D’autre part, les rares ouvrages qui abordent l’art moderne et l’art contemporain de 1945 à 2000 sont majoritairement, que ce soit dans la production française ou étrangère, des dictionnaires. Dans ces conditions, j’ai pensé, voulant toucher le plus vaste public possible, et pas seulement des initiés, qu’il était impossible d’énumérer alphabétiquement des noms de mouvements et d’artistes, mais qu’il fallait aussi proposer une analyse. J’ai ainsi abouti à un livre informatif, documentaire, descriptif.

Dans la mesure où il s’agissait néanmoins de répertorier des groupes, des mouvements, des tendances pour les situer, les donner à connaître par rapport au reste, je me suis heurté à une limite, évidemment : certains artistes sont des solitaires, des marginaux, si bien que, même importants, ils ne peuvent pas être intégrés à des groupes ou des mouvements de cette période. Aussi ai-je été amené à opérer un choix parmi des artistes qui sont représentatifs de courants de sensibilité, plus que de mouvements proprement dits, et je me suis résigné à en laisser tomber pas mal d’autres, en fonction de l’orientation adoptée. Je le regrette, car j’apprécie leur travail, mais il était hors de question de constituer un monument exhaustif.

Une fois ces préalables définis, il était indispensable de tenter d’expliquer comment et pourquoi cet art moderne et contemporain des années 1945-2000 avait évolué comme il l’avait fait. En m’appuyant sur les groupes, les mouvements, les tendances, l’originalité se dégageait mieux, et surtout, elle s’inscrivait dans une succession chronologique.

Je me suis rendu compte que le  » nouveau  » surgissait assez nettement par périodes de cinq ou dix ans. Avec le souci d’appréhender cette évolution à travers une analyse plus générale, j’ai voulu alors proposer des éléments pour inciter les lecteurs à réfléchir, à se demander ce qui s’était passé politiquement, philosophiquement, qui avait pu contribuer à l’apparition de ces groupes, ces mouvements, ces nouvelles conceptions artistiques. Bref, j’ai essayé de faire en sorte que ces lecteurs entrevoient la production de l’art non comme des recettes, mais comme un processus, à l’intérieur d’un ensemble de réalités sociales.

1945-1955 : les abstractions conquérantes

Durant la première séquence, la décennie 1945-1955, on a assisté à un grand mouvement en direction des  » abstractions « , ou mieux : de la  » non-figuration « . C’est une période que j’ai appelée celle des  » abstractions conquérantes « . À la sortie de la guerre, l’art figuratif passait aux yeux de beaucoup d’artistes pour déconsidéré, dans la mesure où l’objet même avait été détruit par la guerre. Pour eux, la vision de l’objet portait sa caducité en elle-même. L’abstraction a été alors le chemin naturel d’un certain nombre d’artistes qui, d’ailleurs, avaient pu être figuratifs auparavant. Mais il ne s’agit pas d’une  » victoire de l’abstraction « , comme on l’indique à la va-vite, beaucoup trop fréquemment, dans des présentations schématiques.

Cette  » non-figuration  » venait en affrontement avec une figuration réaliste, elle-même importante puisqu’elle a quand même subsisté avec force jusqu’en 1955 au moins. Mais de cet affrontement sont sortis les grands mouvements d’art abstrait à travers deux héritages :  » l’abstraction géométrique « , qui a été la plus dynamique au lendemain de la guerre, avec le Salon des Réalités nouvelles à Paris, et qui provenait de l’influence de Mondrian et de Doesburg dans l’entre-deux-guerres, et  » l’abstraction lyrique  » qui, elle, était issue de l’influence de Kandinsky et s’est développée très largement autour de 1948-1950.

Le surréalisme, tel qu’il survit à l’époque, s’est inscrit plus ou moins dans cette vague de l’abstraction lyrique, dans la mesure où les peintres qui étaient marqués par lui sont allés vers une forme de peinture automatique, ou vers le  » tachisme « . Il y eu un mouvement qui s’est appelé  » l’automatisme « , constitué par des peintres canadiens, et un mouvement auquel a été donnée la qualification de  » tachiste « . Le représentant de ce dernier, qui n’a fini par accepter la dénomination qu’après beaucoup de réticences, est Georges Mathieu.

À travers l’influence du surréalisme également – pas aussi importante qu’on a pu le prétendre, sans aucun doute -, s’est développé un mouvement d’abstraction aux États-Unis :  » l’expressionnisme abstrait « . Il a été connu tardivement en France, mais s’est répandu dans l’Europe entière : par exemple, la première des expositions Documenta en Allemagne, à Cassel, était consacrée à l’un des maîtres de cet  » expressionnisme abstrait « , Jackson Pollock.

Durant toute cette période on s’attache, en fait, à une réflexion de fond sur l’art et, à travers les expériences d’un Jean Dubuffet et sa prise en considération d’un  » art brut « , à rejeter l’objet d’art au sens traditionnel, c’est-à-dire celui qui avait orné jusque-là les salles à manger de la bourgeoisie éclairée. Le support artistique reste le même, le tableau est toujours là, mais ce qui était tenu pour représentatif de l’objet d’art, la peinture figurative, etc., tout cela est complètement remis en cause.

1955-1960 : la science au service de l’art

De 1955 à 1960 environ, un mouvement dérive de cette interrogation sur la nature de l’art, et l’on comprend pourquoi il ne se développe qu’à partir de ce moment : en raison de la guerre, avec l’utilisation de machines qui, certes étaient consécutives à des recherches scientifiques mais des recherches destinées à détruire, on s’était peu intéressé aux finalités constructives, inventives, de la technique, et à l’essor d’un savoir scientifique, d’expériences, sans aucun but directement pratique, pour le plaisir. On assiste alors à une accélération scientifique intense dont les résultats, en termes d’objets, touchent à tous les domaines. Les artistes sont tentés, singulièrement ceux qui se réclament de  » l’abstraction géométrique « , d’utiliser tous les éléments qu’ils peuvent puiser dans la science. Vasarely, par exemple, commence par des tableaux relevant de  » l’abstraction géométrique « , et il évolue vers cet art qui a été qualifié de  » cinétique « . Tout un mouvement va ainsi aboutir à des jeux de formes issus d’une réflexion scientifique.

Le résultat, ce seront même des formes perfectionnées, de véritables machines. Selon deux types : celles où le mouvement est virtuel, et celles où le mouvement est réel. D’un côté, celles où des mécanismes, ou encore des effets de lumière, produisent un mouvement, et de l’autre, de vrais moteurs. Un artiste comme Tinguely est intéressant parce qu’il a commencé par chercher à atteindre un mouvement virtuel, pour se diriger ensuite vers l’installation de moteurs.

De ce  » cinétisme  » naît, dans son mode organisé en tout cas, ce qui va être appelé  » op’ art « , un mouvement d’art optique qui se développe surtout aux États-Unis, à travers l’influence d’un ancien membre du Bauhaus de Weimar et de Dessau, Josef Albers. Là encore, on dévide le fil de  » l’abstraction géométrique « , puisque toute sa vie Albers a peint des carrés, en réfléchissant sur les différences de luminosité entre les couleurs.

Il se trouve que toutes ces recherches, en Europe, n’avaient pas pris beaucoup d’importance, ni dans l’entre-deux-guerres ni aussitôt après 1945. Aux États-Unis, des travaux avaient déjà été engagés. En vérité, le père de tout cela, le seul ayant effectué des expériences vraiment fondamentales dès les années 1930, est le Hongrois Moholy-Nagy, qui enseignait, lui aussi, au Bauhaus puis émigra aux États-Unis, mais son influence était restée très faible. C’est seulement après la guerre, surtout aux États-Unis et en Argentine, que le cinétisme s’est développé. Pourquoi l’Argentine ? Parce qu’est né là, dans un pays qui n’avait pas subi la guerre, entre 1945 et 1950, un groupe actif et inventif d’artistes.

Les retombées de cette activité en Argentine, c’est ce qui a donné, en France, le GRAV, le Groupe de recherche d’art visuel, avec Julio Le Parc, qui, de Buenos Aires, s’est installé à Paris. Dans le projet du GRAV, il y a une volonté nouvelle, absolument affirmée, qui consiste à faire participer le spectateur.

Cet aspect social est commun à beaucoup des représentants de l’art cinétique. Il appartient aux préoccupations d’un Vasarely, et il débouche, avec Nicolas Schöffer, sur des spectacles, puisque certaines de ses machines sont utilisées lors de représentations chorégraphiques avec Maurice Béjart.

Une fois cette évolution réalisée, l’art cinétique est entré dans une forme de routine. Au-delà de 1960, il s’est trouvé finalement admis, reconnu de façon conventionnelle, et il s’est mis à stagner. J’ai intitulé ce chapitre, au départ,  » La science au service de l’art  » : en effet, que la science puisse être utilisée par l’art était, en dehors des recherches tentées au Bauhaus dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, une situation artistique entièrement nouvelle. Une fois cette conquête acceptée, tout s’est un peu figé. Des artistes pratiquent encore un art cinétique, mais pas de la même façon. Ils se servent de la technologie en vue d’installations, ou pour élaborer des machines audiovisuelles.

Années 1960-1970 : retour à l’objet

Curieusement, au moment où un chemin nouveau s’est ouvert à l’art à partir de la non-figuration, on constate un retour du sujet et de l’objet. On entre alors dans la grande période de création des années 1960 et de la première moitié des années 1970, avec un nouveau changement dans les conceptions artistiques : c’est la désacralisation de l’art et de l’artiste. L’objet devient essentiellement un matériau introduit directement dans un contexte posé comme artistique. Il peut être assemblé sur une surface plane, ou un socle, mais non travaillé par des manipulations qui conduiraient à la non-reconnaissance de son identité première. C’est le cas avec les  » nouveaux réalistes  » en France, avec César, Arman, qui entendent utiliser tous les éléments de la civilisation moderne – ce qui est absolument nouveau -, jusqu’aux rebuts. En ce sens, les nouveaux réalistes ne sont pas sans rapport avec le  » pop’ art  » américain, quoique les deux courants soient parallèles et ne puissent pas vraiment se confondre, se mêler l’un dans l’autre.

Cette utilisation inédite des matériaux a d’abord été tentée par des artistes américains, comme Rauschenberg, qui ont été les véritables fondateurs du pop’ art, toutes les productions de la civilisation industrielle étant prises en compte. C’est alors qu’apparaissent aussi les  » performances « , le happening. Dans la considération accordée à tout ce qui est populaire –  » pop » -, il faut comprendre tous les phénomènes de diffusion visuelle qui existent dans la civilisation moderne : affiche, bande dessinée, etc.

La  » figuration narrative « , en France, est dans ce fil du pop’ art, sinon dans sa filiation. Tout comme, ensuite,  » l’hyperréalisme « . Un  » hyperréalisme  » principalement américain, mais qui a eu des répercussions en Europe.

1965-1975 : art conceptuel, minimalisme et arte povera

Par sa remise en cause de l’objet d’art et sa tentative d’intégration de la civilisation moderne à l’art, la période 1960-70 est la plus bouillonnante de l’après-guerre. Mais l’histoire de l’art avance beaucoup par actions et réactions : on réagit contre le figuratif, ensuite contre l’abstraction, ensuite on réintroduit la matérialité, et, de 1965 à 1975, l’œuvre d’art elle-même, dans sa nature, est mise en question à travers la généralisation des  » installations « , des  » environnements « , et par le fait que la pensée, le cérébral, vont primer sur la  » sensibilité « .

Que l’artiste se montre capable de  » programmer  » quelque chose plutôt que de le  » figurer  » personnellement dans ses détails de manière achevée, débouche sur  » l’art conceptuel « , avec notamment Sol LeWitt. Il en résultera ce qu’on a appelé le  » minimalisme  » – en Italie, l' » arte povera « , l’art pauvre. Ce qui transparaît ainsi majoritairement, c’est le rejet des moyens classiques de l’art, et de ses fins tenues longtemps pour normales : une production d’émotion. Cela, jusqu’au  » land art « , tentative de modifier le paysage pour inviter à exercer sur lui une réflexion. Avec tous ces courants disparaît  » l’objet d’art « , au sens traditionnel.

1975-1985 : l’entrée dans la postmodernité

Le chemin de la décennie 1975-1985 est alors ouvert, qui met à mort les avant-gardes historiques. On est allé jusqu’au bout des expériences, et à ces extrêmes, il ne reste qu’une solution, qui est de jouer : jouer avec les idées, jouer avec les références. Voilà l’une des marques du  » postmodernisme « , dont l’architecte Charles Jencks invente le concept, réutilisé dans ces mêmes années par des philosophes, des théoriciens.

Cette période s’illustre par le  » citationnisme », c’est-à-dire des remake de tableaux classiques, ou des références mises en évidence à l’intérieur des œuvres proposées. Chose curieuse, on revient beaucoup au tableau. Un groupe d’artistes italiens, par exemple, à travers un courant dit de la  » trans-avant-garde « . L’imitation bat son plein : du Titien, de David, d’Ingres, etc. Aux États-Unis, les adeptes du  » photoréalisme  » ont également recours à cette pratique de l’imitation référentielle.

Par un choix résolument ludique, on va donner dans la dérision avec l’imitation du kitsch, comme l’Américain Jeff Koons. Jusque-là, le kitsch provenait d’une fabrication industrielle, et désormais, dérision suprême, il apparaît qu’il peut être signé de la main d’un artiste, fabriqué comme une œuvre d’art hautement travaillée, avec la même place que celle-ci sur le marché de l’art. Le bouleversement dans la représentation que l’on peut avoir de l’art considéré comme  » noble  » est radical.

Toutes les expériences techniques, tous les moyens technologiques sont poussés à l’extrême, mais pour en jouer, s’en jouer même, et gagner de l’argent avec, comme avec toute marchandise. Cela, sans avoir pour intention de s’inscrire dans une recherche de création réelle, d’un apport de nouveau – ce qui est, en définitive, l’objectif de l’art.

1985-1995 : la grande dispersion

Les grands mouvements qui avaient pu apparaître entre 1960 et 1970, même en 1965-1975, sont en voie de disparition ou d’atomisation au fur et à mesure qu’on arrive à la fin du siècle. Les artistes ne se réfèrent plus à ces mouvements. En revanche, comme on est en pleine période de ce que Guy Debord a nommé la  » société du spectacle « , il y là un aboutissement : on n’a plus affaire qu’à des représentations d’images, et plus à la réalité. Dans la mesure où, à travers le réel, on est toujours en face de représentations, comme l’explique le philosophe Jean Baudrillard, l’artiste se voit contraint de proposer des représentations de représentations. Ce qui donne le  » simulationnisme « . Il ne peut plus rien découler de la création artistique qui ne soit déjà  » représentation « . La seule issue : reprendre. D’où une prolifération de  » néo  » : le  » néo-conceptuel « , le  » néo-géométrisme « , le  » néo-symbolisme « . Jusqu’à un art d’intervention qui n’est qu’un  » néo-art d’intervention « , contre le sida et autres calamités, ou pour les grandes causes humanitaires.

C’est le début d’une atomisation, d’une dispersion des activités dites artistiques. Un peu partout, en effet, les artistes travaillent toujours plus isolément, dans le  » chacun pour soi « . On assiste davantage à l’expression vaguement collective de sensibilités plutôt qu’à des mouvements organisés. Depuis 1995, la dispersion est telle que ce sont les notions mêmes de mouvement artistique, de programmes artistiques communs, qui semblent en question.

Fin de siècle

La faible portion de l’opinion publique qui prête intérêt aux arts plastiques finit par accepter beaucoup d’éléments disparates auxquels les historiens d’art patentés n’avaient pas l’habitude d’accorder une quelconque attention. Elle s’installe dans l’esprit de certaines permanences qui passaient voilà peu, en considération de l’idée d’un caractère toujours évolutif de la création artistique, pour des régressions. Ainsi expose-t-on toujours des  » surréalistes  » d’aujourd’hui, des  » naïfs  » d’aujourd’hui, des  » paysagistes  » d’aujourd’hui.

L’hésitation dans les valeurs de l’art, dans sa nature, dans ses critères, dans les jugements sur lui, est ce qui caractérise la fin du XXe siècle, tant de la part des profanes que des professionnels. L’hybridation des activités artistiques, c’est-à-dire leur entrelacement, ne facilite pas l’appréhension des phénomènes et leur appréciation critique, d’autant que la validation de ce qui est donné à voir ne passe plus majoritairement par les galeries, les marchands, les collectionneurs, mais par les musées ou d’autres institutions publiques.

En outre, les nouveaux moyens de communication alimentent une sorte de cosmopolitisme culturel. Ainsi, de nombreux artistes africains font leur apparition dans les grandes expositions internationales, alors que, jusque-là, on ne prenait en compte, en Afrique, que les arts dits  » premiers « . On peut d’ailleurs légitimement se demander si certains de ces artistes africains ont une spécificité africaine, ou s’ils ne sont pas influencés par un art que l’on peut désormais qualifier de  » mondial « , tout comme s’est imposée une  » world music « . La même interrogation vaut pour certains artistes chinois qu’une vague pousse actuellement à exposer en Europe dans les galeries et musées.

Il est notable que, jusque vers les années 1980, les institutions publiques mondiales, de New York à Tokyo, Paris, Madrid, Londres ou Amsterdam, avaient limité leur rôle à valider des courants et des mouvements artistiques particulièrement marqués dans leur originalité, ainsi que des artistes qui avaient déjà conquis une certaine réputation. À la fin du siècle, elles s’attachent à intégrer aussi tout ce qui était, et qui est, plus ou moins en marge. Cette  » récupération  » incessante traduit une volonté de ne pas rester hors du coup, de ne rien oublier dans la constitution d’un patrimoine et d’une mémoire culturels, mais cela représente une ouverture si considérable qu’elle en devient écrasante, et qu’à la dispersion des activités artistiques s’ajoute l’indétermination de l’art.

En définitive, au début du XXIe siècle en Occident, les moyens mis à la disposition de ceux qui ambitionnent d’avoir des activités artistiques, moyens aussi bien matériels, financiers, que techniques, n’ont jamais été aussi considérables. Le public des expositions n’a jamais été aussi nombreux, les écoles d’art ne se sont jamais autant multipliées qu’en une vingtaine d’années. Mais l’évolution qui s’est produite n’est pas sans poser maintenant la question du statut de l’art dans la société contemporaine. À quoi et à qui sert-il ?…

Discussion

Inès Champey – Vous avez insisté sur le fait que l’internationalisation récente de l’art serait une nouveauté, différente de celle qui avait lieu à travers les pionniers du XXe siècle, le cubisme, etc., mouvements qui partaient d’Europe. La différence notable entre ces époques tient-elle à la place qu’occupent les États-Unis dans le circuit ?

Lionel Richard – Je pense que non, la différence tient plutôt à la circulation libérée, débridée, de tout ce qui est donné pour de l’art par des  » décideurs « . Une exposition peut être inaugurée aujourd’hui à New York, sa répercussion est presque instantanée partout, à travers Internet et les médias. Non seulement les passionnés à tout crin peuvent assez facilement, étant donné la baisse des tarifs du transport aérien, se déplacer pour aller voir à New York, Londres ou Madrid une exposition qu’ils jugent exceptionnelle, mais il n’est pas rare qu’ailleurs, en Europe, elle donne lieu à des surgeons, des copies, quelques mois après. Il s’agit donc à mon avis, et non pas à partir d’un centre exclusif qui serait New York, d’un problème mondial : le phénomène de la mondialisation accélérée de la marchandise…

Inès Champey – Mais d’une marchandise institutionnelle, finalement.

Lionel Richard – Absolument. On s’aperçoit, au reste, que cette marchandise circule, mais que les idées qui lui sont sous-jacentes, ou qu’elle entend manifestement véhiculer, ne sont souvent pas comprises, et qu’elles sont mal reçues, sans aucune réflexion, sans aucune distance critique.

Inès Champey – Précisément, est-ce qu’un modèle ne s’est pas perdu, celui de ces premières avant-gardes où les artistes, complices et solidaires, communiquaient entre eux chacun depuis son lieu, sa nation ? Est-ce que tout cela n’a pas été remplacé par des rapports mondains, commerciaux, de tous ordres ?

Lionel Richard – À mon sens, les artistes les plus influents sont capables de savoir ce qui se passe à peu près partout. Ils sont très organisés, et ils sont informés. Cette organisation est une garantie de leur succès mondial. Certains vont jusqu’à disposer, d’ailleurs, d’un bureau de  » managing « . Beaucoup ont installé un site sur Internet.

Inès Champey – Oui, l’information est certes meilleure, mais elle n’engage aucune solidarité… Les artistes français se plaignent souvent de ne pas être reconnus à l’étranger, mais s’ils entretenaient des liens plus forts avec des artistes étrangers, est-ce que cela se ferait tout seul, sans le recours aux institutions ?

Lionel Richard – Personnellement, j’en doute. Ce genre de réseaux existe, mais le marché de l’art, lui, mise sur des cotes individuelles. Vu le prix de revient d’une galerie, il est aujourd’hui impossible de tenir le coup financièrement avec de la simple philanthropie, même quand on croit aux artistes qu’on a décidé de promouvoir. Un autre phénomène mériterait d’être analysé : la disparition des correspondances entre artistes, et des débats entre eux, des polémiques. Les uns et les autres s’abstiennent de porter un jugement sur leur confrère et voisin. Dans l’entre-deux guerres, les artistes débattaient par lettres. Picasso, Kandinsky, Léger ont entretenu une correspondance nourrie avec des artistes ou des critiques… Les artistes contemporains composent des livres, à l’occasion, ou les font composer, mais les échanges intellectuels entre eux sont réduits. Un coup de téléphone, un  » courriel « , ou un site sur Internet, tout cela, je pense, n’a rien à voir avec un débat intellectuel…

Inès Champey – Quoique… un e-mail peut être très intéressant. Catherine Grosnier a prononcé une conférence au Centre Pompidou en avril 2002 sur  » Le renouveau de l’inspiration chrétienne en art contemporain « , ou elle se livrait à une lecture chrétienne (péché, rédemption, etc.) d’un grand nombre d’œuvres contemporaines, y compris de celle de Maurizio Cattelan, qui est plutôt perçue comme un provocateur. Elle a fini sa conférence en projetant l’image d’un e-mail de Maurizio Cattelan lui disant :  » Ma chère Catherine, je suis absolument d’accord avec la lecture chrétienne que vous faites de mon œuvre « . Est-ce qu’il n’y a pas là quelque chose de nouveau ?
Mais nous restons là au niveau du spectacle. Peut-être ne connaît-on pas ces correspondances, après tout. On ne connaît que ce qui a été publié. En l’occurrence, pour les artistes de Support/Surface, on a fait ce travail de publier leurs lettres, et l’on se rend compte qu’ils avaient des discussions sur le fond.

Lionel Richard – Cette grande période prend fin avec le siècle, à mon avis. Peut-être l’échange de  » courriels  » changera-t-il quelque chose, on verra…On a besoin de temps pour en juger… Il ne faut pas être nostalgique, il faut s’efforcer d’avancer.

Inès Champey – Donc, vous dites que l’internationalisation n’a de sens que si elle met en branle un véritable échange de réflexions sur des problèmes de fond…

Lionel Richard – Oui, et c’est pourquoi j’emploie, pour la période actuelle, le terme de  » mondialisation « . Ce n’est plus  » l’internationalisation  » de l’art telle qu’elle s’est manifestée dans les années 1920, ou même encore dans les années 1960. La  » mondialisation  » est un système de circulation des marchandises, fondé sur le principe du profit.

Inès Champey – L’autre grande question de cette mondialisation, c’est l’intégration des artistes des ex-pays colonisés…

Lionel Richard – … Et des ex-pays dits socialistes… Les particularités du système de  » spectacularisation  » de l’art, avec la fétichisation de l’œuvre et la spéculation sur elle, ont conduit certains marchands, qui trouvaient ces artistes ridicules avant 1990, à accumuler leur production dans leurs réserves. Le si décrié  » réalisme socialiste  » est devenu à son tour une  » marchandise  » parfaitement monnayable.

Inès Champey – Vous avez parlé des artistes africains. En fait, le phénomène est bien plus vaste. Un artiste comme Jean-Hubert Martin a exposé récemment à Düsseldorf des autels religieux d’Asie et d’Afrique présentées comme des installations. D’une part, ces formes sont effectivement lues comme des installations, ce qui leur donne une légitimité en tant que participant à de l’art contemporain ; d’autre part et inversement, c’est là une manière de resacraliser l’art, en y mettant un contenu sacré. Quelle est votre réaction sur ce type de pratique, qui engage, pour le dire vite, une vraie prise de position philosophique ?

Lionel Richard – S’agissant des arts africains, ou des arts dits  » premiers  » en général, je suis convaincu que la difficulté provient de ce qu’au fond la frontière est assez floue entre ce qui est de l’art et ce qui n’en est pas, et qu’elle est confusément perçue. Il y a, tout d’abord, des objets de civilisation : un banal outil pour cultiver la terre, qu’il provienne d’Afrique ou de l’Europe du Moyen Age, est-il obligatoirement un objet d’art ? Non. L’artisan peut être un artiste, mais il ne l’est pas nécessairement. Et puis il y a, d’autre part, les statues, les masques, qui ont été avant tout des objets de caractère religieux, ou liés à des croyances, à la magie, à l’animisme, tout comme en Occident nous avons eu la représentation de la Vierge, de Jésus, des saints, des scènes bibliques. Où que ce soit, les œuvres d’art ont émané de ces objets par un lent processus de laïcisation de la représentation, et par la reconnaissance de l’originalité distinctive d’un certain nombre d’entre eux. Ainsi l’objet a priori religieux est-il devenu au fil des siècles, en Occident, une pièce qui a pris le chemin du musée des beaux-arts. Pour ce qui est des artistes africains contemporains, qu’ils travaillent en Afrique ou ailleurs, ils n’ont fait que recevoir ces objets de caractère religieux en héritage. Ils aboutissent à autre chose, parce qu’ils ont aussi intégré l’art moderne et contemporain. Certaines installations d’artistes sénégalais présentées à Dakar n’ont rien à voir avec les arts dits  » premiers « . L’art est un processus d’évolution, et resacraliser, pour les artistes africains ou asiatiques, des éléments qui, à travers leurs moyens et leurs modes d’expression, appartiennent tout simplement à leur tradition culturelle me semble participer d’un malentendu.

Inès Champey – C’est une question complexe, et qui dépend pour beaucoup du regard que l’on porte. Il y a par exemple une manière de considérer le rituel religieux comme une expression artistique – je pense aux Aborigènes d’Australie. Peut-être est-ce là d’ailleurs un regard de conservateur de musée.

Lionel Richard – Pour ma part, je crois que l’art est un processus de création ou d’invention permanente. Ce qui se manifeste par une répétition prolongée des mêmes formes d’expression relève, à mon avis, de phénomènes de civilisation. Dans la fabrication d’objets, c’est ce qui est à classer dans l’artisanat traditionnel, dans ce qui est généralement nommé les arts et traditions populaires. Mais des éléments peuvent être repris artistiquement parce qu’ils le sont sur un mode créateur. Les transes, par exemple, sont des éléments religieux à l’origine, mais on les retrouve intégrées dans la danse moderne.

Inès Champey – Absolument, mais leur statut s’est alors métamorphosé. Ce sont des modes d’expression qu’on importe à un autre niveau.

Lionel Richard – Dans cet ordre d’idées, de très nombreux Africains utilisent le gri-gri comme un simple objet traditionnel, sans y placer une quelconque notion de magie…

Inès Champey – … De la même façon qu’on peut mettre une Vierge Marie dans un musée et la contempler pour sa beauté, et non plus pour prier. Je trouve la position de Jean-Hubert Martin un peu régressive sur le plan intellectuel. La richesse de ces artistes d’Afrique et d’ailleurs provient précisément d’un conflit entre leur culture passée et les apports du monde contemporain… Pascale Casanova a réfléchi sur cette question en littérature, les dominés qui s’approprient la culture du dominant. À mes yeux, on n’est d’ailleurs pas assez exigeants à l’égard des plasticiens. Quand il s’agit de littérature, on demande un haut niveau de réflexion, mais quand il s’agit d’arts plastiques, il suffit de barbouiller quelques traits et c’est de l’art : c’est extrêmement choquant. Je trouve que c’est très injuste d’attendre si peu. Kofi Annan, on ne s’attend pas à ce qu’il fasse un tour de passe-passe animiste quand il doit décider. On doit avoir le même niveau d’exigence pour un artiste africain que pour tout autre.

Lionel Richard – Vous mettez là en évidence, en fait, les facilités de l' » exotisme « .

Inès Champey – Exactement, et d’ailleurs, le titre d’une exposition de J.-H. Martin était  » Partage d’exotismes « .

Véronique Pattegay – Ce qui m’intrigue le plus, à vous entendre, c’est qu’en tant qu’historien, l’histoire de l’humanité plane en permanence au-dessus de vous…

Lionel Richard – Sans doute, et c’est précisément ce qui manque au plus grand nombre !… Avec mon éditeur, nous nous sommes rendu compte qu’il était nécessaire d’apporter au public cet arrière-plan pour qu’il puisse entrevoir l’idée d’une évolution en art. C’est la même chose en Histoire. On s’aperçoit que les programmes d’histoire se focalisent sur des événements sans expliquer leurs causes ni leur origine. Un mouvement artistique ne naît pas in abstracto. Il y a toujours un fil conducteur. Pour les jeunes artistes, il est indispensable de le savoir. C’est ce qui leur permettra d’orienter leur propre création, et aussi de s’insérer dans l’histoire de l’art, de ne pas s’user à des travaux ou des expériences qui ont déjà été l’objet de recherches et de réalisations bien avant eux. Mieux vaut connaître Yves Klein que de perdre son temps à le répéter.

Véronique Pattegay – Quelle est, à vos yeux, la rupture la plus considérable de toute la période que vous abordez dans le livre ?

Lionel Richard – L’utilisation de nouveaux moyens techniques, inaugurée par le cinétisme. C’est le moyen technique qui, selon moi, fait évoluer les institutions artistiques, l’objet d’art et l’artiste.

Véronique Pattegay – Et quelle est la période, ou l’artiste, qui vous trouble le plus ?

Lionel Richard – L’activité d’un Daniel Buren dans les dernières années est pour moi sujet à réflexion. Avec Jean Toche, en 1970 à l’I.U.T. de Cachan, j’ai organisé une exposition que nous avions intitulée  » Art et Industrie « , avec des débats tout autour. Buren a exposé là ses fameuses bandes de stores. C’était une extraordinaire provocation, une mise en cause de la notion d’objet d’art et, en même temps, de la société qui s’identifiait à une certaine image bourgeoise de l’art. Un acte de  » révolution culturelle « , autrement dit, en se replaçant dans la vague de sympathie qui existait alors chez certains pour ce qui se passait dans la Chine de Mao. Maintenant, je vois qu’il est devenu un architecte, une sorte d’ingénieur de l’environnement ! (Rires) Ça doit correspondre effectivement à une évolution du statut de l’art et de la place qui lui est accordée officiellement dans la vie publique. Mais je trouve cet aboutissement inquiétant, et même angoissant.

Véronique Pattegay – On parle beaucoup aujourd’hui de la  » diversité  » des activités artistiques, mais est-ce que diversité et singularité sont une même chose ?

Lionel Richard – Non. Toutefois, la diversité n’empêche pas la singularité. Dans la période 1960-1970, où les courants sont solidement constitués, vous vous apercevez que chaque artiste, à l’intérieur, a gardé sa singularité. Si l’on remonte aux  » abstractions  » des années 1950, seuls ceux qui considèrent que tous les tableaux abstraits se ressemblent ne sont pas en mesure de discerner qu’effectivement chaque artiste pratiquant l’abstraction possède un univers très spécifique, éminemment personnel.

Véronique Pattegay – J’en suis persuadée, mais l’uniformisation  » mondialisante  » n’a-t-elle pas tendance à gommer les différences ?

Lionel Richard – Depuis la fin des années 1970, on est entré, comme je l’ai dit, dans un système déterminé par l’économie marchande mondiale. Déjà, après 1945, s’il y a eu une vogue aussi importante des  » abstractions « , c’est que des marchands en ont fait leur fonds de commerce, d’un continent à l’autre. Certains artistes figuratifs ont dû se plier à des revirements dramatiques, ils se sont tout simplement tournés vers l’abstraction pour vendre leurs toiles ! Et au moment où la figuration a été de retour, des artistes sincèrement  » abstraits  » se sont trouvés dans un cul-de-sac, dans l’impossibilité de vendre leurs toiles. Actuellement, le phénomène de  » vogue marchande  » à partir d’une prétendue  » demande « , comme si l’art était du pétrole, s’est amplifié. Dans beaucoup d’écoles d’art, d’ailleurs, il a été décidé d’initier les élèves aux possibilités pour eux de vendre leurs  » œuvres « . Résultat, l’emprise du système marchand est telle que le jeune artiste doit s’introduire dans un certain créneau pour espérer pouvoir vendre. Dans de telles conditions, quand elle n’est pas étouffée, la singularité a beaucoup de mal à se manifester.

Véronique Pattegay – Est-ce que la rupture créatrice, alors, n’est plus possible que chez les psychotiques ?

Lionel Richard – À considérer les artistes du XXe siècle en tout cas, certains étaient fort près du  » pyschotisme « . Pour une majorité d’entre eux, la rupture, quelles qu’en soient les formes (autodestruction par l’alcool, notamment), a été déterminante. À l’inverse, la fin du XXe siècle encourage plutôt les situations d’intégration…

Véronique Pattegay – … Une intégration, une norme qui expliquent que l’on ait des difficultés à voir émerger la singularité…

Inès Champey – On parle de courants dominants, je crois. C’est vrai qu’on a longtemps vécu sous cette mythologie de l’artiste qui se sépare complètement du monde, qui peut créer dans le vide. C’était une pure mythologie, qui produisait des artistes qui, à 35 ans, barbouillaient des choses sans intérêt, des clichés, en espérant être géniaux. Mais, de ce point de vue, la sociologie nous a appris que personne ne peut se passer de reconnaissance. On rejoint là le regard de l’autre en philosophie, et aussi le  » regardeur  » de Duchamp. S’est mise en place l’idée qu’on ne crée pas dans le vide et que si l’on n’est pas reconnu, l’œuvre n’existe pas. Alors, à partir de là, qu’est-ce qu’on en fait ? par qui est-on reconnu? est-ce par des pairs, par des institutions ? Je pense qu’il faut donc distinguer ces stratégies de l’aspect commercial car cela existe plus que jamais : faire ce qui plaît aux prescripteurs institutionnels, faire des choses qui ne sont pas en rupture, etc.
Par ailleurs, c’est très intéressant, quand Véronique vous a posé sa question sur ce qui fait rupture, vous avez répondu :  » L’usage de la technique « , puis vous avez embrayé sur Buren. Or, le premier Buren, celui qui nous invitait à regarder au moyen d’un seul outil visuel, cet artiste-là n’utilisait aucune technologie et, pourtant, ce qu’il proposait était une immense rupture. Donc je voulais vous relancer un peu sur cette histoire de rupture. On peut donc produire une rupture artistique forte juste avec de la toile à matelas et un petit coup de pinceau… Les artistes de l’art conceptuel, au début, n’avaient aucun moyen : trois photos, un texte… Disons que l’aspect technologique est certes plus directement palpable, compréhensible, mesurable objectivement ; mais il existe d’autres formes de rupture qui sont plus difficilement visibles.

Lionel Richard – Certainement, mais je crois que l’aspect technologique, dans l’évolution générale des grandes tendances, joue pour beaucoup. C’est quelque chose qui a été fort sensible au fur et à mesure que  » l’installation « , comme moyen d’expression, acquérait droit de cité dans les expositions.

Inès Champey – Sur le système marchand, Buren avait fait une brochure où il montrait vraiment une rupture. Maintenant il n’est plus seul, mais c’est un vrai problème, pour l’artiste reconnu. Des sociologues ont parlé de la trajectoire des artistes vieillissants, pour lesquels, effectivement, le contexte n’est plus le même… Mais il a représenté une vraie rupture, par exemple dans cette exposition où il exposait le musée, pour le dire ainsi. C’est un grand créateur.

Lionel Richard – Buren a eu beaucoup d’audace, dans la mesure où il était marginalisé, voire ridiculisé par la critique en place. Il faut avoir du courage pour tenter aussi radicalement ce qu’il a fait. J’en dirai autant de Boltanski presque à la même époque. Il lui a fallu rompre avec la peinture, alors qu’il avait commencé par là. Il s’est lancé dans des  » installations  » alors que c’était loin d’être une mode. Au départ, les critiques le considéraient un peu comme un original, une sorte de psychotique oui. Donc, des artistes que nous voyons aujourd’hui reconnus, et parfois un peu trop, et que nous avons peut-être tendance à considérer sous cet angle-là de l’officialité, ont eu le sens, courageusement, de la rupture à accomplir.

Inès Champey – On peut dire, de surcroît, que les ruptures technologiques ne se sont pas faites toutes seules, il a fallu des artistes pour indiquer une démarche, un sens, et c’est peut-être par là que l’on retrouve un projet artistique de rupture.

Lionel Richard – Ce qui a changé, c’est que le  » reproductible  » s’est trouvé amplifié par la technologie contemporaine. De ce fait, il est plus difficile de marquer une singularité absolue. Tous les moyens techniques portent davantage le jeune artiste vers les facilités de la  » reproductibilité « , vers le  » néo « , vers l’imitation, que vers la rupture telle qu’elle pouvait se produire dans les années 1970.

Inès Champey – Mais cette reproduction et cette imitation ont lieu aussi sur le marché de l’art, dans les galeries, qui exposent les mêmes choses sans vraiment le vouloir. L’imitation commence là, avant même les moyens techniques. Et cela vient du désir d’intégration dont vous parliez, qui caractérise absolument notre époque. Autant la prise de risques était le modèle naguère, autant, maintenant, c’est l’intégration, le modèle, ce qui rend la rupture d’autant plus difficile à produire maintenant, psychologiquement aussi bien qu’intellectuellement.

Lionel Richard – Intellectuellement, c’est sans doute plus difficile, en effet. Nous sommes tous placés dans une telle accumulation d’événements et de spectaculaire !… On comprend que les écoles d’art, aujourd’hui, initient les élèves aux multiples choix esthétiques à leur portée, mais le danger de dérives est redoutable… De toute façon, peut-on vraiment former les artistes ? La vieille formation par le compagnonnage avec des artistes expérimentés a disparu. C’était l’apprentissage d’un simple savoir-faire, car le génie ne s’apprend pas, mais il était indispensable. Ce compagnonnage était une source d’acquisition, par l’exemple, de toutes les techniques possibles. Aujourd’hui, en France, presque toutes les écoles d’art se sont plus ou moins spécialisées.

Véronique Pattegay – Je trouve inquiétant que les écoles d’art tendent désormais vers le même modèle d’arts appliqués à l’économie de marché : d’ailleurs, est-ce qu’on va y former des artistes ou bien des professeurs ? Par exemple, au moment du lancement des classes à PAC (projets artistiques et culturels, où des artistes interviennent directement auprès des élèves) mises en place par Jack Lang, un débat a eu lieu aux Beaux-Arts. La question y était formulée ainsi : comment former les élèves des Beaux-arts à devenir les futurs intervenants-artistes dans ces classes-là… Peut-être ne faut-il pas chercher les artistes dans ces écoles, tout simplement !

Inès Champey – Non, je ne suis pas d’accord, parce qu’en même temps, il faut une certaine culture pour créer, il faut donc bien des écoles où l’on apprenne à penser. Je reviens souvent à Pierre Bourdieu. Dans Un art moyen, il montre parfaitement comment l’ignorance conduit toujours à reproduire les mêmes formes. Il en va de même pour l’art brut : on peut admirer l’art brut mais quand il devient un modèle, ce sont des artistes pas du tout  » bruts  » (malades, fous) qui nous font de l’art brut…
En art, qui passe donc par des formations, on avance chronologiquement, même si, à certaines périodes, on choisit de nier ces avancées, comme cela s’est produit à mon sens dans les années 1980. Mais on avance aussi en largeur, à l’horizontale. Et l’école va dans ce sens, elle devrait être, d’une part, pour acquérir des connaissances, d’autre part pour acquérir des savoir faire techniques. Et le lien, lui, il se joue avec la couche d’air qui permet à chacun de s’exprimer… Les écoles ne sont pas parfaites, mais elles sont nécessaires.
Par ailleurs, en ce qui concerne l’espèce de glaciation de la création dans la mondialisation marchande, j’estime qu’il y a souvent à cet égard une certaine exagération et, pour le dire ainsi, une certaine bien-pensance… Bien sûr, on a constaté des excès dans l’intégration mondiale du marché de l’art, un cynisme évident, une perte du sens des réalités indéniable. Alors, avec la guerre du Golfe (1991), les attaques contre l’art contemporain ont commencé, elles sont même devenues un refrain d’une telle démagogie… Mais je crois qu’il faut être optimistes et faire confiance aux nouvelles générations, qui réagissent bien. Après l’espèce de confort mondialisé et d’illusion de pensée unique qui a dominé dans les années 1980, la chute dans le réel a été dure mais je reste persuadée que cela va faire réagir les artistes plus fermement.

Véronique Pattegay – S’agissant de l’engagement des artistes aujourd’hui, je suis vraiment très perplexe. Prenons pour exemple notre projet mené à Gonesse pour la Biennale et dont toi, Inès, tu étais commissaire d’exposition. Le manque de solidarité entre les artistes a été frappant. Les artistes choisis déléguaient à l’association Iflf l’achat des matériaux destinés à leur œuvre, et même le positionnement concret de ces matériaux ! L’ensemble des artistes a effectivement beaucoup délégué, beaucoup attendu du dispositif de l’association, qui se sentait même à certains moments accusée d’être responsable des problèmes techniques posés par l’installation des œuvres ! Est-ce que ce n’est pas incroyable ? Je n’ai vu aucun artiste au vernissage, je n’en ai vu aucun depuis que ceux qui ont eu la gentillesse de venir installer ont fini leur installation. Ça, c’est quelque chose qu’on peut aussi dire de l’art contemporain. Cela vient sans doute de la confiance qu’ils portent à leur commissaire d’exposition, bien sûr, je ne veux pas dire non plus qu’ils ont exposé ici par-dessus la jambe, sans conscience de quoique ce soit…

Inès Champey – … Non, mais non. Andrea Frazer était aux États-Unis, Patrick Saytour à l’autre bout de la France, ils ne sont pas parisiens. Il serait difficile de généraliser à partir de cet exemple précis.

Véronique Pattegay – Il y a quand même me semble-t-il aujourd’hui matière à poser la question sur ce que signifie le mot  » s’exposer « . On oublie que s’exposer peut permettre des rencontres entre les corps, ce qui débouche vite aussi sur la question de la sacralisation de l’art.

Lionel Richard – Depuis les années 1970, il existe un phénomène de délégation. Il provient de la nature même des expositions, qui a beaucoup changé. Prenons Sol LeWitt : il effectue des schémas et délègue à d’autres le travail de réalisation à partir de là…

Véronique Pattegay – On en est donc arrivés à un fonctionnement institutionnel ?

Lionel Richard – Certainement. Autrefois, quand un artiste exposait, il assistait nécessairement au vernissage. C’est lui qui montrait ce qu’il avait à montrer. Maintenant, une sorte de  » virtuel  » intervient toujours davantage.

Véronique Pattegay – Cela existe, en effet. Le dispositif d’Il Faut Le Faire cherche précisément à questionner les pratiques artistiques et donc, c’est au contraire formidable de mettre en place une exposition qui permette de formuler ce questionnement en s’appuyant sur l’expérience.

Lionel Richard – Il y a, du reste, des avantages à la chose. Sol LeWitt peut rester aux États-Unis, on voit ses œuvres ailleurs. C’est là qu’est l’important, à mon sens. À Gonesse, vous avez pu, bien qu’elle ne soit pas venue, présenter le travail d’Andrea Frazer. Vous avez pu, malgré tout, donner une idée de ce qu’il est…

Véronique Pattegay – Elle a d’ailleurs été très présente ! (Rires) Dans le centre socioculturel où elle était exposée, son œuvre a beaucoup dérangé… Ce qui est intéressant, c’est qu’ici, à Gonesse, a eu lieu une expérience importante, nécessaire, en tout cas pour nous. C’est du moins ce qu’on se dit, dans notre centre itinérant d’art content-forain : il faut faire l’expérience de son discours…
Merci à vous, Lionel Richard, d’avoir eu la patience de nous laisser un peu parler, après votre intervention si structurée, de ce qui nous occupe là, sur le terrain, au quotidien de notre pratique.

Artistes et Intervenants :
Breitner Catherine – Laurette Matthieu – Fraser Andréa – Film La fabrique de l’Homme occidental – Estevez Vicky – Paris Clavel Gérard – Panneau de communication – Nakayama Jiro – Pattegay Patrice – Piffaretti Bernard – Rencontres – Richard Lionel – Rouvillois Gwen – Vincent David – TV Zaléa – Tables rondes