Débat du lundi 21 juin 1999

Michel Gevrey, maire-adjoint de Sarcelles, chargé des affaires scolaires et de l’enfance
Christian Olivereau, conservateur des Antiquités et objets d’art au conseil général du Val-d’Oise
Mado Renard, conseillère pédagogique aux Arts plastiques
Lionel Richard, modérateur

Lionel Richard – La manifestation  » Art et Politique  » succède à une exposition itinérante d’art contemporain d’un an dans les lycées et les collèges du Val d’Oise, organisée par l’association Il Faut Le Faire en partenariat avec la Fédération des œuvres laïques du Val d’Oise. Nous voici donc à Sarcelles, exposant un certain nombre de travaux d’artistes sous le libellé  » Art et Politique 2 « , manifestation qui fait suite à l’exposition  » Art et Politique 1  » qui s’est tenue à Saint-Brice-sous-Forêt en 1997. À ma gauche, Michel Gevrey, conseiller municipal de Sarcelles, maire-adjoint chargé des affaires scolaires et de l’enfance ; à ma droite, Christian Olivereau, conservateur des antiquités et objets d’art au conseil général du Val d’Oise, et Mado Renard, conseillère pédagogique aux arts plastiques, qui nous a suivi toute l’année et qui a participé aux débats organisés dans les lycées.

Pour juger un peu de la situation, il faut savoir que, dans les lycées, on ne montait pas seulement une exposition mais des débats avec les élèves, et ces débats ont été enrichissants autant pour les intervenants que pour les enseignants et les élèves. Pourquoi ? Parce qu’on est arrivés à ce constat qu’il y a véritablement une carence de l’enseignement artistique en lycée. On a constaté, à mon grand étonnement, d’ailleurs, que certains lycéens n’avaient pas de cours d’art plastique, et ce constat de carence concerne d’une façon générale la sensibilisation aux arts plastiques, à l’art. Des mesures ont été mises en place par le ministère de la Culture depuis novembre 1998, et il s’agit maintenant de développer le partenariat entre les diverses institutions, notamment les collectivités territoriales et les institutions classiques que sont les lycées et les académies. Un partenariat se développe donc entre le ministère de la Culture et le ministère de l’Éducation nationale ; plus exactement, une collaboration, puisqu’il va s’agir de former dans les écoles d’art des intervenants dans les lycées. Ces artistes intervenants vont recevoir une formation de médiation de deux ans et se déplacer ensuite dans les lycées ; certains seront même à demeure dans certains établissements scolaires.

Pour donner une idée de cette carence, sur treize millions d’élèves, 3% bénéficient actuellement d’une sensibilisation aux questions artistiques. C’est extrêmement faible mais il faut bien distinguer d’emblée ce que l’on appelle l’éducation artistique, c’est-à-dire la sensibilisation à l’art – qui n’a rien à voir avec la fonction traditionnelle des établissements scolaires, même si ceux-ci peuvent être concernés –, et l’enseignement, c’est-à-dire la formation donnée aux élèves. Monsieur Gevrey, Sarcelles compte parmi les institutions qui sont plutôt du côté de l’éducation artistique que de l’enseignement. Quelles sont les possibilités aujourd’hui de sensibiliser les enfants de votre ville ?

Michel Gevrey – Souvent, dans les débats comme celui-ci, je commence par avouer ma schizophrénie puisque je suis, certes, impliqué avec et dans Sarcelles, mais que j’ai été également pendant dix ans secrétaire général d’une instance qui s’appelle le Conseil supérieur de l’éducation, dont la tradition veut que le ministre de l’Éducation en soit le président. Toutes ces constructions de partenariat institutionnel entre plusieurs ministères, dont ceux de la Culture et de l’Éducation nationale, je les ai donc vécus de l’intérieur, sachant que ces deux maisons éprouvent certaines difficultés à se rencontrer. Même lorsque Jack Lang était à la fois ministre de l’Éducation nationale et de la Culture, le monde de la rue de Grenelle et celui de la rue de Valois ne se rencontraient pas davantage, au moins pour identifier ce qui devait les amener à travailler ensemble. Si les partenariats ne se nouent pas, c’est très souvent parce que, faute d’initiative comme celle qui nous rassemble ici, il n’y a pas une véritable reconnaissance des compétences de chacun. Or, on ne peut devenir partenaires et commencer à travailler ensemble qu’à partir du moment où l’on s’est d’abord reconnus dans ses compétences, dans ses spécificités, pour définir déjà les complémentarités que l’on souhaite conduire ensemble.

Sarcelles est une ville complexe. Il y a très peu d’exemples dans notre pays (peut-être Marseille) d’une telle rencontre de cultures d’origines diverses, dans lesquelles les rapports aux expressions artistiques, à la représentation du corps ou de l’être vivant, sont aussi différents. La notion même d’image est ici sacrée, là, prohibée, ailleurs, contestée… C’est dire qu’avant l’apprentissage des choses de la Culture (avec une majuscule), nous avons déjà à faire avec ces cultures, à leur richesse mais aussi parfois à ce qui peut faire obstacle à une volonté intégrative ou a une volonté de faire ensemble. Dans une ville comme celle-ci – et cela permet certainement d’imaginer ce que serait une future citoyenneté européenne –, c’est dès la petite enfance que doit s’instaurer la rencontre avec les choses de l’art et leurs différentes expressions, quel que soit le domaine d’expression choisi. Il y a deux ans, un travail a été conduit autour des Fables de La Fontaine, d’une richesse extraordinaire. De nombreuses écoles se sont livrées par la langue, le graphisme, la couleur, par toutes sortes de moyens, à de véritables recréations des fables, dans lesquelles les cultures d’origine ressortaient. Il ne s’agit donc surtout pas d’imposer ici une culture en quelque sorte homogénéisante, qui fondrait le futur petit citoyen hexagonal parfait, mais de libérer des formes d’expression qui permettent que les identités soient respectées et que les familles soient en quelque sorte apprivoisées ; parce que la population d’une ville comme la nôtre n’a pas immédiatement l’idée que l’art peut la concerner. Pour la plupart des Sarcellois, l’art n’est pas quelque chose de leur quotidien. Il est donc essentiel, dans cette ville, qu’un certain nombre d’enfants qui pratiquent des activités culturelles, artistiques et même sportives (après tout, le sport est aussi une forme de culture s’il est conçu autrement que par la lucarne médiatique), révèlent des capacités qu’ils n’ont jamais eu l’occasion d’exprimer au travers des activités de lecture et de calcul dans l’ordinaire de la classe. Par ce biais, on a une extraordinaire révélation de potentiels.

Dans l’action que nous conduisons avec Mado Renard, en particulier dans le cadre de la politique dite d’Arvej (Aménagement des rythmes de vie de l’enfant et du jeune), nous mesurons à quel point la rencontre est positive entre les jeunes et les intervenants. Dans une récente réunion d’évaluation entre les représentants des ministères concernés, je m’insurgeais contre le fait que l’on puisse continuer, y compris dans des documents officiels, à parler d’ » intervenants extérieurs « . Pour moi, dès lors que les intervenants sont co-acteurs d’un projet et qu’ils vont vivre l’expérience de bout en bout avec l’équipe de l’établissement où ils interviennent, ils ne sont pas  » extérieurs « . Un intervenant extérieur est quelqu’un qui, pendant deux heures, vient montrer comment l’on joue de la flûte à bec ou présenter quelques tableaux de Manet ou de Monet ; il s’agit d’une exhibition qui a lieu sur une très courte durée ; après, c’est à l’enseignant qu’il revient de réutiliser ce qui a été apporté par la séance mais je n’y crois guère, cela n’est pas plus productif qu’une demi-heure devant une émission lambda au petit écran. En revanche, quand on a pu, comme on le fait dans l’Arvej, amener le dialogue, le construire, et construire la rencontre avec ses partenaires, les intervenants ne sont plus extérieurs, ce sont des intervenants.

Étant interpellé comme responsable de la ville sur cette question, j’ai été très heureux d’entendre les enseignants comme les représentants des intervenants réclamer davantage de temps pour se rencontrer et échanger en dehors de l’acte pédagogique ou artistique proprement dit. Dans nombre d’endroits, à Paris par exemple, les professeurs des écoles essaient de terminer la journée scolaire à 15 h 30, pour réserver la dernière heure de classe à l’intervention du professeur d’enseignement artistique de la ville de Paris. Mais alors, il n’y a aucune intégration de cet enseignement au cursus général. En termes de politique de l’éducation, tout ce qui est juxtaposé est pratiquement sans effet, à l’inverse de ce qui est projeté et intégré au cursus, si possible en associant très tôt l’enfant ou le jeune, peut-être pas à la construction du projet, mais au moins dans la perception qu’il y a un projet pour lui.

Actuellement, le collège est le point faible de notre système et si je sais qu’à Sarcelles, des collèges font un travail formidable (je pense à l’initiative qui a lieu au collège Gallois), il faut reconnaître qu’il n’y a quand même pas de dynamique globale. Au collège, ce sont encore quelques adolescents privilégiés qui sont touchés par ces dispositifs alors que, dans une démocratie, tous devraient être concernés. Il ne s’agit pas d’imposer à tous toutes les formes de culture ou d’expression artistique, mais de parvenir à ce qu’aucun enfant ne puisse avoir vécu le temps du collège sans avoir rencontré de créateur ni savoir qu’il existe autre chose que les technologies et les techniques matérielles. Au lycée, les pratiques artistiques demeurent dramatiquement dans le champ de l’optionnel. La plupart du temps, si un choix se présente, les parents conseillent à l’enfant de se renforcer en maths et d’abandonner le dessin ou la musique. À leurs yeux, les arts ne sont même pas le beurre de la tartine, mais un peu de sucre en poudre saupoudré dessus (la tartine étant constituée par les maths et, éventuellement, le français, le beurre, c’est alors les sciences de la vie et les sciences humaines). En somme, tout ce qui fait la richesse de notre vie n’est qu’optionnel et rarement obligatoire.

Lionel Richard – Mado Renard, il a été question des efforts réciproques qui ont été accomplis : quels ont été ceux de l’Éducation nationale, notamment pour l’école élémentaire ? La situation décrite fait ressortir un problème d’option, de sorte que de très nombreux élèves sortent du collège et du lycée sans avoir beaucoup d’idée sur ce que peut être l’art en général. Du côté de l’enseignement élémentaire, c’est un peu différent, peut-être parce que des circulaires arrivées dans les académies incitent aux partenariats, c’est-à-dire à l’élaboration de projets pédagogiques par accords entre les associations, les institutions territoriales et des intervenants extérieurs.

Mado Renard – Je vais reprendre quelque chose entendu la semaine dernière de la part d’un inspecteur général, Hélène Mathieu, et les propos tenus par Barth Britt-Mari dans son livre le savoir en construction : former à une pédagogie de la compréhension. Il me semble bon de poser ces questions qui montrent la persistance d’un vrai problème car notre école est encore l’école du discours, malgré la mise en place d’activités qui font que les enfants sont, dit-on, plus actifs. Pour que l’école change, il faudra que le discours change de place. En ce sens, l’éducation artistique permet une transformation des attitudes et des comportements.

Institutionnellement, tout d’abord, tout le monde accorde de l’importance à l’éducation artistique, qui serait essentielle au développement de la personne. Dans les faits, pas grand chose ne se met en place pour une éducation réelle à des pratiques que l’on souhaite généraliser, surtout à l’heure où est relancée la question des apprentissages fondamentaux. Qu’est-ce qui est donc fondamental ? Ce qui n’est pas assez travaillé ni étudié, c’est ce que l’éducation artistique pourrait apporter de fondamental dans la construction de la personne. Mais si l’on adhère à cette idée, cela implique que l’on reconnaît que l’éducation artistique est à sa manière dangereuse parce que subversive : elle instaure la liberté de l’individu, elle instaure la parole et le prise en compte de cette parole, elle met en place le point de vue personnel et la confrontation des idées, elle engage à dire la société dans laquelle nous sommes : bref, on est obligés d’aller avec les enfants vers l’inconnu, vers un territoire où l’aventure se joue. Certes, il existe des partenariats. Depuis des années, se sont mises en place des formes d’action qui font que l’éducation artistique commence à exister à l’école : ateliers artistiques, chantiers et projets entièrement consacrés à l’éducation artistique, classes culturelles à dimension artistique et patrimoniale, mais un vrai problème de la construction du savoir à l’école persiste. Tant que la construction du savoir continuera à passer par du discours, on ne construira pas du savoir, on se contentera de faire apprendre aux enfants.

Que montrent les documents officiels ? En général, les directives institutionnelles opposent trop souvent les facultés dites intellectuelles (la pensée rationnelle), développées dans les matières scolaires, et les facultés perceptives (l’invention, la créativité, l’exploration ludique) mises en œuvre par l’éducation artistique. Comme si la pensée rationnelle était réservée aux apprentissages scolaires et que toutes les stratégies de l’ordre de l’intuition et de la sensibilité étaient réservées au domaine esthétique ! Comme si la raison et la sensibilité étaient séparées ! Cela pose la question du fameux  » Je pense, donc je suis  » : l’inverse ( » Je suis, donc je pense « ) ne serait-il pas aussi vrai ? Cela remet en jeu cette notion fondamentale de la raison, de la déduction mathématico-logique et des activités langagières qui sont le substrat essentiel de l’école. Quelque chose m’a beaucoup plu dans ce que disait récemment Hélène Mathieu sur les éducations artistiques :  » Peut-être faudrait-il regarder, au collège et au lycée, ce que disent les évaluations sur ceux qui pratiquent l’éducation artistique.  » Si l’on pouvait évaluer ce qui se passe, on pourrait peut-être s’en servir pour transformer d’une manière beaucoup plus générale les apprentissages et les outils de construction du savoir. Hélène Mathieu a relevé que les élèves disent tous que l’éducation artistique a sa place à tenir. Ce qui se joue là, c’est un lieu de parole, cette confrontation avec les autres points de vue, la possibilité de construire ensemble des projets et de s’y impliquer.

À mon sens, il n’y a d’ailleurs pas de savoir possible sans implication. Par exemple, on dit que les élèves ne sont pas motivés et, très souvent, on pose cette motivation comme un préalable nécessaire à l’apprentissage. Or, si l’on instaure d’abord les situations qui permettent que les enfants s’impliquent, on aura des élèves motivés car on s’aperçoit que c’est seulement lorsqu’on met en jeu la sensibilité de l’élève, son envie de faire, que l’enfant est motivé. Dans le cas contraire, les élèves ne construisent pas les savoirs mais les restituent, et l’on reste bien plus pauvre à restituer qu’à s’approprier. J’entends souvent des élèves s’étonner, par exemple, d’avoir appris quelque chose alors qu’ils n’étaient pas dans la démarche scolaire d’apprentissage, ce qui pose la question du  » comment apprendre « . L’éducation artistique renvoie à cette question et à la place que chacun doit avoir pour apprendre. Lire et produire, c’est aussi du ressort de l’image. Lire des images pour en produire et produire des images pour les lire et lire le monde, lire le corps et faire vivre le corps, toutes ces expressions artistiques sont fondamentales. Si l’on lâche cela ou si l’on n’en a pas conscience, on reste sur des discours où il faut faire entrer coûte que coûte des savoirs scolaires, mais on ne règle rien.

Lionel Richard – Christian Olivereau, j’ai en main cette circulaire du 22 juillet 1998 consécutive à un accord entre les ministères de la Culture et de l’Éducation nationale, et j’y vois une volonté commune de faciliter le contact des élèves avec la création, de les sensibiliser au spectacle vivant et au patrimoine…

Christian Olivereau – Le patrimoine est quelque chose qui relève plutôt de l’enseignement de l’histoire. Ce qui existe se fait donc avec des professeurs d’histoire et certaines structures, je pense aux archives départementales du Val d’Oise, où un professeur d’histoire est chargé une fois par semaine de recevoir des élèves. Comme chacun sait, les archives départementales conservent toute la documentation historique du département. Les groupes de collégiens que nous accueillons passent dans tous les ateliers, notamment dans celui de restauration, et cette action fonctionne bien. On les initie aux méthodes de recherche sur un sujet d’histoire. Je ne connais pas d’autre expérience portant sur le patrimoine dans le département. Là, c’est donc plutôt l’enseignement de l’histoire qui peut éveiller l’enfant à l’histoire de l’art, dont l’enseignement n’est pour ainsi dire pas dispensé aux élèves. C’est ensuite à l’élève, par chance, peut-être, mais souvent en fonction de son milieu familial, de s’initier aux disciplines artistiques. Mais l’enseignement de l’histoire devrait être davantage utilisé comme moyen pour l’élève d’aborder l’art d’aujourd’hui.

Lionel Richard – Vous venez de nous parler d’initiatives prises par des institutions de l’Éducation mais, de leur côté, les institutions du patrimoine sont-elles désireuses de s’ouvrir à l’extérieur ? On connaît tous l’existence de journées portes ouvertes de monuments, de musées, de lieux publics, et pourtant, ces actions restent exceptionnelles à destination des scolaires.

Christian Olivereau – Effectivement, ces journées des monuments historiques remportent un très grand succès ; cela touche les individus, les familles, les gens y vont librement, cela ne répond pas à une demande scolaire et tant mieux, finalement. Dans le milieu du patrimoine, chacun travaille dans son coin en fonction de ses programmes. Les musées, lorsqu’ils organisent des expositions, essaient d’y inscrire une mise en scène davantage ouverte au public scolaire, élaborée par des spécialistes. Mais cela n’est pas non plus une initiative concertée entre ministère de la Culture et ministère de l’Éducation nationale. Des choses existent, mais un développement conjoint des actions et une plus grande concertation sont évidemment souhaitables.

Lionel Richard – Sous cet aspect, beaucoup d’efforts restent en effet à faire.

Michel Gevrey – Imaginer des partenariats, cela signifie quitter le simple niveau de l’interlocution, ce qui m’amène à formuler les remarques suivantes. On vient d’employer le mot de  » patrimoine « . Les moins jeunes ici présents se rappellent que les livres d’histoire de naguère commençaient par :  » Nos ancêtres les Gaulois… « , de même que la géographie commençait avec l’émergence de la Gaule. Notre tradition demeure très gauloise, hexagonale – même pas hexagonale puisque à l’origine, les langues d’oc, le gaélique, le basque, tout ce qui était périphérique au  » francilien  » était finalement considéré comme à écarter. Il y a eu du jacobinisme, au fondement de l’école publique : il fallait que la nation française fût rassemblée autour de la langue et, par conséquent, que la définition du patrimoine se rapporte à une unicité de représentation allant contre la diversité.

Je rapprocherais ceci de deux observations que j’ai pu faire ici, à Sarcelles. Dans cette ville où il n’y a pas 10% de la population qui ait une histoire patrimoniale localisable sur le canton, sur la région, une association, Sarcelles et son Histoire, a connu un étonnant succès. Des personnes qui sont souvent les descendants de vieilles familles sarcelloises et qui ont envie de retrouver leurs racines sont de plus en plus souvent sollicitées par des classes pour venir montrer à des enfants déracinés des racines possibles pour se constituer un avenir. Autrement dit, du point de vue éducatif tout autant que sociologique et je dirais même presque éthologique, le succès de cette association est révélateur : il s’agit de la façon dont on peut, au travers d’un patrimoine et de ses richesses artistiques, favoriser la pousse de racines qui se transmettront aux bourgeons futurs.

Je voudrais également rebondir sur le mot  » subversif  » qu’a prononcé Mado Renard. J’en ai souvent parlé avec Hélène Mathieu, précisément, et je crois que ce qui a donné de la subversivité à l’éducation artistique dans les établissements scolaires, c’est qu’on y introduit la notion de plaisir. Il n’y a pas d’éducation artistique sans plaisir corollaire. Cette notion a longtemps été bannie des systèmes éducatifs parce qu’elle apparaissait sans doute immorale – souvenons-nous du précepte biblique :  » Tu travailleras à la sueur de ton front, tu apprendras dans la douleur « . C’est aussi la raison pour laquelle je suis d’accord avec Mado Renard pour dire que ce qui serait tragique, ce serait de ne pas développer l’intervention conjuguée des professeurs relevant du système de l’Éducation nationale et des intervenants apportant d’autres techniques, d’autres images, d’autres choses. Que l’éducation artistique relève seulement du salon privé et du bon vouloir des familles serait un formidable recul, on en viendrait en fait au système qui existe en Allemagne et dans lequel ces enseignements sont rejetés sur la sphère privée. Cela favorise l’élitisme et la sélection par l’argent et l’on est alors en plein dans un débat politique. Il s’agit donc d’un choix de société. Est-ce que, comme le pensait Jean Vilar, Jeanne Laurent et quelques autres, l’accès aux beautés doit être ouvert à tous ou faut-il qu’il demeure réservé à une élite ? Prenez la littérature, vous y trouvez partout l’idée que l’art est universel ; en revanche, vous trouverez rarement l’idée que son public est universel et que son public ne doit pas être sélectionné.

Lionel Richard – Mado Renard évoquait en effet le plaisir, mais pas seulement pour l’éducation artistique, sinon pour toutes les disciplines, sachant qu’évidemment, l’expression artistique sert particulièrement la formation de la personnalité. Quelque chose m’inquiète également, c’est l’utilisation – Michel Gevrey vient de l’évoquer avec les après-midis libres en Allemagne – peut-être abusive de la notion de disciplines d’éveil. Il y a là l’idée d’une récréation alors qu’évidemment, dans l’expression artistique, le lien entre pratique et théorie est étroit. L’acquisition d’un savoir complet de l’expression artistique serait-elle dangereuse ? On a l’impression que cette amorce d’enseignement doit rester marginale par rapport aux enseignements fondamentaux que sont les mathématiques ou le français.

Mado Renard – En effet, l’éducation artistique n’est pas constituée comme un vrai savoir où l’on impose une façon de faire générale, une véritable éducation artistique où chaque enfant est dans un projet, où chacun par ce qu’il fait s’entend renvoyer ce qu’il fait, où il y a un vrai dialogue. Car l’éducation artistique est le seul domaine où se mêlent réellement la théorie et la pratique, le sensoriel et le symbolique. Tous les langages sont de l’ordre du symbolique tandis que, dans le langage artistique, s’exerce aussi le sensoriel. On trouve aussi le sensoriel dans les pratiques d’écriture : je ne cesse de dire qu’être en éducation artistique ou en pratique d’écriture, c’est exactement la même chose. Si l’on veut servir le cursus scolaire et faire en sorte que les enfants écrivent – et Dieu sait s’ils doivent écrire ! –, il faut adopter une démarche semblable : on commence à écrire, on donne à lire aux autres, qui vous renvoient une suite, on recommence, on se trompe, on essaye à nouveau… Il faut pour cela accepter que l’erreur est constitutive du savoir.

Depuis trente ans, je vois bien certains progrès. Néanmoins, ce qui est à changer, ce ne sont pas les contenus mais les attitudes enseignantes, de sorte que l’on réserve vraiment sa place à l’enfant dans la construction du savoir. On n’a pas encore compris qu’on n’est pas vingt-huit plus un dans une classe, mais vingt-neuf qui cherchent ensemble. Évidemment, l’enseignant aura une réponse quand il s’agit de grammaire ou de mathématiques, mais dans les autres domaines, on avancera vraiment, on ne sera plus dans la restitution d’un savoir par le discours. À l’école élémentaire, on est encore dans du discours. Il faut que les enfants participent réellement aux projets d’apprendre à lire, à écrire et à inventer, à créer. Demain, la créativité sera le seul gage de liberté qu’un individu aura pour exister en tant que citoyen. Plus on proposera d’activités différentes, plus l’enfant aura à voir et à entendre des comportements divers, plus on construira un citoyen du monde. La souffrance des enfants et de nous-mêmes, enseignants à l’école, c’est celle d’un manque de parole, c’est celle d’une peur. Il est terrible que l’école fabrique de la peur, mais les enseignants ont peur parce qu’ils sont exposés. Plus le savoir se construira sur de la parole échangée et de la confrontation de points de vue, plus on y gagnera. Le volume des programmes n’y changera rien. Les fondamentaux sont de l’ordre du transversal, de la capacité à être autonome dans la construction du savoir, à s’engager et à s’impliquer, à oser dire ce que l’on pense, à ne pas être rejeté parce qu’on aura dit quelque chose qui ne serait pas dans l’ordre ; il s’agit en somme d’une capacité d’ouverture.

Ce qui est fondamental dans la pratique de l’art contemporain, c’est que, avec la liberté qui les caractérise, les artistes apportent une définition de la société dans laquelle nous vivons et pointent les contradictions dans lesquelles nous nous débattons. Ils ont cette force incroyable de nous dire cela avec des choses très simples (aujourd’hui, souvent des produits de rebut) : à nous de les écouter, de regarder, d’oser dire qu’on ne comprend pas et d’aller demander, pour toujours essayer de comprendre ce que l’autre veut dire.

Lionel Richard – Je doute seulement qu’avec vingt-neuf élèves par classe, on puisse véritablement assurer un suivi des élèves dans ce domaine de l’expression artistique…

Mado Renard – C’est pour cela que nous avons imaginé des partenariats, lesquels restent à mettre sur pieds. Nous ne pouvons pas tout gérer. Même si nous sommes des enseignants du primaire dits polyvalents, ce qui est une force, nous ne pouvons pas gérer tous les contenus. C’est pourquoi il nous faut nous adjoindre les compétences d’autres personnes, sans pour autant faire ce qui se passe à Paris, ne jamais déléguer. Il serait terrible de croire que l’enseignement artistique doit être réservé aux seuls spécialistes. Que sommes-nous ? des spécialistes de l’écriture, des mathématiques, de la grammaire. Mais je suis convaincue que nous ne sommes pas si capables que cela d’écrire, de comprendre tout ce qui fait la construction de la langue et tout ce qui fait la construction mathématique. En revanche, nous sommes dans les apprentissages premiers et nous avons cette responsabilité de faire des enfants des êtres qui aient une façon d’être au monde. Vous parliez du patrimoine : je suis persuadée qu’il faut inventer des partenariats pour ouvrir l’école à la culture patrimoniale. Les instituteurs qui ont la chance d’aller au musée de la Renaissance d’Écouen en sont conscients, d’ailleurs. Les Sarcellois ont chacun leurs racines propres et leur propre patrimoine, on ne peut le nier, mais regarder le monde, c’est aussi regarder le patrimoine qui nous entoure et nous enrichir de tout cela.
Michel Gevrey – Très peu de gens connaissent leur patrimoine. Je suis certain qu’on peut être enseignant à Écouen et y passer trois ans sans jamais entrer au château. Combien d’enseignants de Sarcelles, tous niveaux d’enseignement confondus, savent que l’église est l’une des plus anciennes classées aux monuments historiques ? que son portail, attribué par certains au grand sculpteur Jean Bulland, est un monument étudié par les spécialistes ? qu’il y a des tombes mérovingiennes autour de l’église ? que le Haut du Roy s’appelait ainsi parce que c’était le bordel de Dagobert ? qu’il y a une sorte de tour dans l’actuel lycée de La Tourelle qui daterait du XIIe ou XIIIe siècle ? Qui sait que là où nous sommes en ce moment se trouvaient au XVIIe siècle les serres les plus productives d’ananas du royaume de France en raison de la nature du sol ? que le blé de Gonesse était travaillé à Sarcelles pour faire le pain de la table du roi ? C’est tout cela, le patrimoine, qu’on n’exploite pas parce qu’il faut aller lire en bibliothèque. Ce que j’apprécie dans une revue comme Vivre en Val d’Oise, c’est qu’elle ne se contente pas de rappeler ce genre de choses concernant le passé mais qu’elle décrit également un patrimoine en train de se faire. C’est particulièrement important quand on veut mettre en avant autre chose que le récit historique.

L’une des problématiques qui se pose à nous de façon très aiguë (toute éducation, Bertrand Schwartz nous l’a enseigné, va durer pour la vie avec des utilisations diverses au long des âges de la vie) et qu’il faut apprendre à gérer (mais qu’on n’apprend pas à gérer dès l’enfance), c’est qu’à l’avenir, notre société sera une société dans laquelle les appropriations du temps, la gestion des temps contraints et des temps de loisirs, des temps personnels et des temps sociaux, de toutes ces formes de temps qui se modifient considérablement, seront capitales. L’occupation au travail était de 80 heures en 1840, on va vers les 35 heures aujourd’hui : à quoi destine-t-on toutes ces heures libérées ? Et qu’est-ce qui va contribuer à faire de ces temps des temps de liberté et de création, sinon probablement toutes ces découvertes du faire, de l’acte, du plaisir ? Cela pose d’ailleurs aux collectivités locales et aux politiques une autre question, à mon sens insuffisamment abordée dans le débat sur la gestion du temps de travail : il n’y a pas de perspective de transformation et d’appropriation du vécu des temps si n’existent pas des lieux et des espaces pour vivre autrement ces temps-là. Quand les temps se différencient et s’étalent, comme c’est le cas aujourd’hui, on a besoin de trouver les lieux où les maîtriser, les choisir, les contrôler et puis, quelquefois, se laisser emmener en vagabondage par eux.

Lionel Richard – Ce sont en effet de grandes responsabilités pour les collectivités publiques puisqu’il s’agit en fait de ne pas laisser les gens enfermés chez eux devant la télévision et là, on est dans une question politique. À quoi bon former des enfants à l’expression artistique et leur donner une certaine liberté de choix, de raisonnement et de création, si, devenus adultes, ils sont réduits dans leur appartement à une vie de servitude devant les médias ? Le partenariat qui a été évoqué avec le Patrimoine serait à mon avis aussi très utile sous cet aspect parce que j’ai remarqué – peut-être cela existe-t-il à Sarcelles – que les habitants des banlieues, quelles que soient leurs origines, sont très attachés à l’histoire de leur lieu de résidence, de leur quartier.

Michel Gevrey – À un point qui est même parfois excessif ! L’un des problèmes d’une ville comme Sarcelles, c’est que de très nombreux jeunes, quels que soient leurs motifs, n’ont d’autre vision que celle de leur quartier, voire de la cage d’escalier de leur immeuble. Ils n’ont même pas la dimension de la ville dans son ensemble, dont ils en ignorent les arcanes, les secrets, tous les trésors éventuels. L’un des problèmes graves, c’est le repli sur les espaces les plus petits possibles, qui cessent d’être des espaces consensuels ; on vient de vivre ici des événements dramatiques qui ont bien traduit cette hypertrophie de l’esprit de quartier, lequel mène à l’enfermement et à un refus de l’autre.

Devant cette préoccupation extrêmement forte, comment ne pas encourager ce nouveau partenaire social, cet outil, ce creuset de la citoyenneté, qu’est la vie associative ? L’Insee a mené sur le long terme deux enquêtes avec les mêmes questions et les mêmes publics interrogés. Il en ressort qu’il y a vingt ans, 7 000 associations se créaient chaque année ; aujourd’hui, c’est 70 000 ! Mais il y a vingt ans, 75% des associations qui se créaient se créaient au service des autres. En 1998, le même pourcentage s’est inversé, les associations se créent pour se rendre service à soi-même. Cela explique pour une part le dévoiement de certaines grandes associations du type Arc, dans lesquelles des responsables se sont appropriés l’association à leur propre bénéfice. À Sarcelles, on constate une indéniable richesse associative et les associations se créent en majorité pour un projet qui va servir à d’autres. Dans le champ dont nous parlons, c’est tout à fait intéressant. Nombre d’associations, manquant de subventions, ne parviennent pas à passer le cap de la première ou de la deuxième année et sont vouées à s’éteindre, une fois les premières actions conduites. D’autres perdurent, mais ils leur faut beaucoup de courage et d’énergie parce qu’elles ont à se garder des deux côtés : d’une part (et de la part d’un maire-adjoint, c’est difficile à dire !), de la collectivité publique, qui a une tendance naturelle à instrumentaliser le mouvement associatif à ses propres fins politiques ; de l’autre, de ne pas trouver les compétences nécessaires à leur efficience, faute de moyens ou faute de connaître les clefs pour trouver ces moyens, et d’en être réduites à bricoler. Or, s’il est un domaine dans lequel une association ne peut se permettre bricoler, c’est bien le domaine artistique, où les compétences sont indispensables. Le domaine qui, pour moi, est une terreur permanente, c’est celui de l’accompagnement scolaire. Trop de gens s’imaginent qu’on peut accompagner la scolarité d’un enfant par la seule bonne volonté alors que c’est très exigeant et difficile, et qu’il faut se garder de faire, soit une école parallèle, soit une école-bis, soit encore d’en revenir à la bonne vieille étude surveillée de jadis qui est bannie par les programmes.

Les associations de Sarcelles, pour une part d’entre elles, ont encore à trouver le chemin de leur complémentarité les unes par rapport aux autres, et aussi quelquefois à se faire reconnaître par les cadres communaux pour ce qu’elles sont, non pour l’idée que le cadre s’en fait, ce qui n’est pas simple. J’en parle en connaissance de cause, pour avoir dirigé une association qui s’appelait Sarcelles Jeunes et présidé l’union des associations de maisons de quartier. À l’époque, je me défiais des élus municipaux : je redoutais qu’ils se servent de nous ou, au contraire, qu’il refusent de nous soutenir. Je sais combien ce type de situation est difficile à gérer, on l’a vu avec les théâtres, les orchestres et les opéras nationaux, et il en va de même à notre échelon. De la même façon, jusqu’où l’association reste-t-elle d’utilité publique et sociale ? À un moment, il arrive que certaines d’entre elles deviennent de simples outils de gestion destinés à diminuer la Tva et à éviter la taxe professionnelle. C’est là un débat important, qu’il faut avoir dans une ville comme la nôtre.

Lionel Richard – J’ajoute que c’est peut-être aussi le cas des associations des amis des musées, qui posent de nombreux problèmes dans la mesure où elles compensent tout simplement les manques de personnel de l’État et achètent ou font acheter des tableaux pour les musées, ce qui n’est pas du tout leur rôle.

Patrice Pattegay – Je voudrais juste essayer d’ouvrir le débat à des dimensions qui n’ont pas été prises en compte jusqu’ici, même si elles sont déterminantes dans la et les conditions dans lesquelles vivent les gens qu’il s’agirait d’éduquer à l’art, qu’il s’agirait de libérer. Il est étonnant que la dimension économique n’ait pas été abordée. Étant aujourd’hui à Sarcelles, j’aimerais par exemple connaître le taux de chômage des jeunes de moins de vingt-cinq ans, ce qui me paraît une donnée essentielle, dans la mesure où l’on s’est interrogé ici sur l’école et sur ce que devrait être une véritable éducation artistique. Pour réfléchir sur l’articulation entre l’art et l’école, ne faut-il pas aussi réfléchir sur l’articulation entre l’art et l’économie, sur l’avenir de larges catégories de population dans notre société, sur les changements fondamentaux qui affectent aujourd’hui les manières d’être ensemble et, pour aller vite, sur la mise à l’écart de franges toujours plus importantes de la population, qui pourraient survivre en faisant de leur côté, dans leurs squats, dans leurs banlieues, dans leurs cités, de jolis travaux artistiques ? Il me semble important de parler des enjeux économiques, des conditions économiques dans lesquelles nous vivons et de la place de l’art dans tout cela.

Michel Gevrey – Ce sont des paroles que je partage tout à fait. Il y a demain au Conseil économique et social un débat sur la conjoncture économique au premier semestre 1999. J’y interviendrai en tant que membre et représentant du Conseil national de la vie associative française et j’ai prévu d’évoquer un point majeur à mes yeux : l’Europe, qui commande pour une bonne part à notre économie, a pris l’option de diminuer les dépenses publiques et de contraindre les dépenses sociales pour améliorer l’économie. Il est évident que pour les partisans de ce choix politique, tout ce dont nous venons de parler entre dans les dépenses sociales. Mais on pourrait peut-être avoir un débat sur la notion de la rentabilité des investissements sur le court, le moyen et le long termes. Les investissements dans l’éducation peuvent paraître improductifs à ceux qui ne regardent que le court terme, mais ils sont probablement nécessaires pour le moyen et le long termes.

Ensuite, vous avez dit que l’école promettait jadis une promotion sociale. Ce jadis n’est d’ailleurs pas si éloigné, il remonte aux  » trente glorieuses  » (1945-1975). À l’époque, toute personne qui entrait dans les circuits d’une formation qualifiante avait la certitude de trouver un emploi. Et puis la crise intervient ; pas seulement la crise, mais aussi les bouleversements technologiques qui ont cassé les exigences traditionnelles des métiers. J’ai eu la responsabilité d’un colloque international sur les finalités de l’éducation en 1976 ; parmi les invités, se trouvait Jacques Delors, qui a dit d’une façon un peu prophétique que, désormais, il n’était plus pensable d’ajuster les tuyaux de l’emploi aux tuyaux de la formation. Avant, quand on formait un boulanger, il était assuré d’être boulanger, ce qui ne serait plus le cas. La crise dont Delors annonçait l’apparition n’est pas terminée. Elle est même confortée par toutes les analyses socio-économiques et savamment entretenue par un certain nombre de gens du Medef qui jugent tout à fait légitime d’avoir trois ou quatre activités professionnelles au cours de sa vie.

Il est vrai que, dans une ville comme Sarcelles, le chômage des jeunes reste tragique. Et pourtant, nos 350 emplois-jeunes, pour beaucoup d’entre eux, ne sont pas réductibles au Smic qu’il rapporte. Cela engage une expérience sur cinq ans, et il faut espérer que la mesure emploi-jeunes connaîtra une autre issue que bien d’autres, qui n’ont pas montré d’efficacité. À Sarcelles, le problème économique est redoutable. Ce n’est pas Sarcelles qui est en cause car cette conjoncture entre dans le cadre d’une problématique sociétale d’ensemble. Mais je voudrais souligner que, si l’école ne suffit pas, elle reste quand même une chance pour de très nombreux jeunes, l’un des seuls moments de paix qu’ils auront connu. Les enseignants nous parlent du bonheur qu’ont un certain nombre de ces jeunes à revoir ce qui a été une étape de leur vie. Je réponds comme je le peux, je n’ai aucun cataplasme à proposer pour remédier aux vérités redoutables que vous souleviez. Vous avez sûrement lu le livre de Adil Jazouli Les Années banlieues, vous savez qu’une bonne part de ce qui y a été dit il y a quatre ou cinq ans se vérifie aujourd’hui. Vous savez aussi très bien que des expériences urbaines aussi novatrices que celle de la villeneuve de Grenoble n’ont pas apporté les réponses que l’on attendait – mais peut-être attendait-on des réponses miraculeuses et n’a-t-on pas su aménager au fur et à mesure le travail entrepris. Je crois que, souvent, dans de très nombreuses initiatives, on ne sait pas revoir et adapter le projet initial en fonction de son développement.
Pour moi qui dois me débattre en tant qu’élu avec les directives ministérielles sur le  » contrat éducatif local « , le  » contrat temps libre  » ou le  » contrat d’excellence « , j’avoue que ces textes restent difficilement lisibles. Alors, pour la population, quelle en est la lisibilité possible ? Les gens ont besoin de lisibilité, d’un langage qui les respecte. Je trouve désastreux que, pour se mettre au niveau des jeunes en difficulté, on en rajoute. Je pense être plus respecté par un jeune que je prends au sérieux, même si lui s’amuse quelquefois avec moi, et je tiens à garder cette familiarité distante avec lui, plus créative parce qu’elle va l’aider à sortir des cadres convenus.

Patrice Pattegay – Ces questions sont complexes, en effet, mais autant essayer de les poser pour avoir éventuellement une chance de les résoudre ou de les traiter dans une optique refusant ce fatalisme qui consiste à penser que les choses sont comme elle sont, que la crise est survenue. Je ne suis pas sûr que nous vivions aujourd’hui une situation de crise ou, alors, il faudrait un long débat pour savoir ce que l’on doit entendre par crise.

Michel Gevrey – On vit une crise de société, on ne vit pas dans une crise économique. La crise économique, la plupart du temps, a plus été accompagnée qu’anticipée.

Patrice Pattegay – On pourrait encore se dire que c’est une certaine représentation de ce que la société est, de ce que la société doit être, qui est en crise, et non pas la société elle-même. Aucune société n’est jamais en crise, excepté à des moments révolutionnaires, ce qui n’est pas le cas actuellement.

Michel Gevrey – Vous parlez des effets de l’internationalisation ?

Patrice Pattegay – Oui, mais je voulais simplement ajouter qu’en réfléchissant sur l’enjeu de l’école, sur l’enjeu de l’art, sur l’enjeu des pratiques politiques et des dimensions économiques, et en essayant d’en débattre, c’est une dimension politique qui est à l’œuvre, sachant que nous ne disposons les uns et les autres que de quelques éléments d’analyse, tout à fait insuffisants pour penser la complexité de la réalité. Cela aussi pourrait être une chose à enseigner aux élèves : je veux dire, le manque structurel de maîtrise des maîtres.

Michel Gevrey – C’est sans doute parce que beaucoup d’enseignants ont été formés à maîtriser la discipline de leur enseignement mais que très peu ont été préparés à la connaissance des environnements dans lesquels vit l’enfant. Je n’emploie pas le terme d’écolier à dessein.

Lionel Richard – Bien, mais que demandez-vous aux enseignants de devenir ? des assistants sociaux ?

Michel Gevrey – Sûrement pas, à chacun son métier. Mais il est souhaitable que les enseignants connaissent l’environnement de l’enfant. Je voudrais évoquer un exemple récent. Il y a eu récemment une échauffourée entre des policiers et des jeunes des quartiers dans Sarcelles. Je pose une simple question : le flic novice, qui s’est trouvé confronté un mois après son arrivée ici avec des jeunes dits difficiles, qui est-il ? C’est un jeune qui a voulu avoir la sécurité de l’emploi et qui, de son environnement rural, est arrivé ici sans aucune préparation pour se trouver plongé dans une violence insupportable pour lui parce qu’elle lui est inconnue. Et la réaction de quelqu’un qui n’est pas préparé, c’est la bagarre. Ce malheureux jeune policier est honteux et désespéré d’avoir ainsi perdu son sang-froid mais, désormais, la rupture est consommée entre lui et les autres. Je ne ferais pas la même comparaison pour les instituteurs et professeurs des écoles, parce que leur niveau de formation par rapport à leur niveau d’emploi a aboli un certain nombre de distances. Mais pour les professeurs qui participent au mouvement national, la situation est fréquente : ils débarquent en Papouasie alors qu’ils viennent d’une petite planète très policée… Voici donc un exemple de ce qui rend cette ville passionnante, même si c’est une ville où l’on tâtonne.

Peut-être aussi – pour aller dans votre sens – les acteurs que nous sommes sont-ils trop plongés dans l’action pour prendre suffisamment de temps de la consultation, non pas des devins ni des augures, mais de ceux qui procèdent à des analyses. Actuellement, je suis très intéressé par le diagnostic à tirer d’une photographie des situations éducatives dans la ville. C’est la Fédération des œuvres laïques du Val d’Oise qui a piloté cette démarche. Cela représente un outil formidable, y compris pour ce qu’il ne nous apprend pas. Mais ce qu’il nous apprend, c’est la manière dont les actions éducatives sont perçues et ressenties, ce qui permettra peut-être de trouver de nouveaux cheminements, de nouvelles voies vers d’autres méthodes et d’autres manières de faire. L’équipe sociologique a rendu son travail, nous attendons maintenant l’audit des économistes. À mon sens, en effet, ce n’est pas une seule discipline mais un ensemble dans lesquelles toutes ces techniques et ces connaissances se rencontrent qui peut permettre au politique d’éviter l’erreur.