Exposition du 15 au 18 novembre 1998:

 

Expositions:

Lyçée Jean-Jacques Rousseau, Montmorency. Exposition 1998

Lyçée Fragonard, L’isle adam. Exposition 1998

Collège Pablo-Picasso, Eragny. Exposition 1999

Collège Henri-Wallon, Garge-les-Gonesse. Exposition 1999

Collège Anatole-France, Sarcelles. Exposition 1999

Lycée Henri-Cassain, Gonesse. Exposition 1999

L.E.P., Arnouville-les-Gonesse.Exposition 1999

Lycée Leonard de Vinci à Saint Witz. Exposition 1999

Lycée J.- J. Rousseau, Sarcelles. Exposition 1999

Université Paris XIII, Villetaneuse. Exposition 1999

Collège La Justice, Cergy. Exposition 1999

Mardi 17

Introduction : Albert Azoulay, professeur de philosophie

Intervention : Lionel Richard, historien d’art

les arts plastiques dans les arts contemporains

#Lionel Richard

Historien d’art

Je ne vous parlerai pas de l’art en général mais de la situation des arts plastiques dans le monde contemporain. Il s’agit donc d’un domaine limité – les arts plastiques – et d’une époque particulière : ce vingtième siècle finissant. Que s’est-il passé au vingtième siècle qui fait que l’on peut regarder l’art d’une autre manière ? On vient à l’œuvre d’art avec des préjugés, avec des codes. Quand on voit un travail, on se dit souvent :  » Ce n’est pas de l’art.  » J’ai participé par exemple à un débat autour du travail d’un artiste allemand qui s’appelle J. Gerz. Il y avait, dans un village français, un monument consacré à la dernière guerre. Ce monument était en déshérence, on ne savait plus quoi en faire. J. Gerz a tout simplement invité tous les habitants du village et leur a proposé, avec le concours de la municipalité, d’inscrire les messages qu’ils souhaiteraient voir figurer sur ce monument à propos de la guerre. Lors de ce débat, une dame a dit :  » Ce n’est pas de l’art. Au fond, vous proposez un message, une interactivité. Vous avez provoqué des discussions à l’intérieur de ce village, il y aura un échange qui se produira sur un problème important, celui du souvenir de la guerre, mais ce n’est pas de l’art.  » Quand on vient comme cela avec des idées toutes faites en déclarant  » l’art, c’est ceci et pas cela « ,  » l’art, c’est le beau, l’art, c’est l’équilibre « , eh bien ! on ne peut rien comprendre à ce qui se passe dans l’art contemporain.

Au fond, l’origine de l’art, ce sont les artistes, quel que soit leur domaine. La littérature n’existerait pas sans les écrivains. Ce sont les écrivains qui font la littérature, ce sont les artistes qui font l’art. Il ne faut pas venir avec des idées toutes faites sur l’art parce que c’est l’artiste qui, en imposant ce qu’il produit – avec beaucoup de difficultés parfois, on va le voir –, fera advenir quelque chose de nouveau qui sera peut-être considéré comme de l’art.

Bien sûr, cet artiste n’est pas un démiurge absolu. Il ne crée pas de l’art à partir de rien mais avec des éléments communs à tout le monde. Il a un cœur et un cerveau, il s’émeut comme tout le monde, il pense. D’autre part, c’est un être social. Il est impossible de ne pas être un être social. L’artiste vivant en société est socialisé, ce qui veut dire qu’il a reçu une formation – parfois inconsciente –, et c’est ce qui fait que, au fond, aucune spontanéité n’existe vraiment, naturellement. C’est l’opposition entre nature et culture : il n’y a pas d’être véritablement naturel. L’artiste n’est pas un être naturel doté d’une spontanéité première, absolue, qui vient proposer quelque chose ex nihilo. Il travaille avec quelque chose dans la tête, avec ce qu’il perçoit par ses sens, avec sa sensibilité, avec une formation culturelle. Ce qui fait que, pour comprendre l’art, il est nécessaire de le situer dans l’histoire. Parce que l’artiste ne peut pas se développer en dehors d’une histoire.

D’abord, l’histoire des moyens qui lui sont proposés. Si le matériau noble pouvait être autrefois la pierre en sculpture, de nouveaux matériaux, au fil du temps, sont apparus : le fer, mais aussi et surtout toutes les matières artificielles d’aujourd’hui et notamment la matière plastique. Cela a permis un évolution. Les moyens mis à la disposition de l’artiste ne sont plus simplement la toile, le papier et le crayon, la pierre. Il y a aujourd’hui une infinité de moyens offerts à l’artiste : pensons notamment à l’ordinateur et à toutes les possibilités qu’offrent la vidéo.

Ensuite, il y a une histoire des formes. L’enfant s’habitue à percevoir des formes. Et puis, les formes n’étaient pas perçues au début du vingtième siècle comme elles peuvent l’être à la fin de ce siècle. Toute l’évolution de notre univers mental a été marqué par l’évolution de l’environnement des images. La télévision a bouleversé notre perception des images et des formes. Il y a donc une histoire des formes que l’artiste intègre.

Enfin, il y a une histoire de l’évolution artistique proprement dite, une histoire à travers des mouvements artistiques. Et tout cela est lié parce que tout cela, au fond, c’est la vie sociale, c’est la société. C’est l’histoire des sociétés qui permet d’arriver là où nous en sommes.

L’art moderne est fondé sur quelques ruptures, qui se sont amorcées avec le dix-neuvième siècle.

La première rupture est peut-être dans les institutions. Vous savez qu’il existait un art qui était promu dans des salons qu’on appelait des salons officiels. Les artistes étaient obligés d’exposer dans ces salons officiels. Ils n’avaient pas d’autre possibilité. Les galeries au dix-neuvième siècle existaient à peine. Et sous Napoléon III, lors de l’exposition au palais de l’Industrie sur les Champs-Élysées en 1863, le comité de sélection des œuvres a refusé énormément d’artistes qui étaient un peu à l’écart mais qui commençaient à faire parler d’eux. L’un des tableaux les plus remarqués lors de cette exposition sera un tableau de Cabanel qui s’appelle La Naissance de Vénus. Vous voyez que l’académisme de cette époque est marqué notamment par un univers mythologique qui n’a plus rien à voir avec l’univers dans lequel vivent les artistes d’alors. Le refus d’exposer de nombreuses œuvres d’artistes a provoqué des protestations. Devant ces protestations, Napoléon III a dit que ces œuvres n’étaient pas tellement inférieures à celles qui étaient exposées, et qu’on allait les montrer à côté. Il s’agit là d’un événement marquant car alors, on admet qu’il y a d’autres artistes que ceux exposés dans les salons officiels. Et ces artistes seront exposés dans un Salon des refusés. Dans ce Salon des refusés, il y aura par exemple Manet, Whistler, etc., c’est-à-dire les peintres qui vont devenir les peintres marquants de la fin du dix-neuvième siècle. Ces peintres se trouvaient non pas du côté du salon officiel mais de celui du salon des refusés. C’est une rupture marquante dans le système institutionnel. À partir de cette rupture, on voit apparaître des doutes sur l’identité d’artiste : qui est artiste ? qui ne l’est pas ?

Deuxième rupture : c’est évidemment l’invention technique de la photographie. Dans la mesure où, avec la photographie, il est possible de représenter le réel, est-ce que la peinture a à représenter le réel ? Cette rupture est capitale parce qu’avec elle, c’est tout le problème de la représentation qui va se poser. Cela ne veut pas dire que le peintre est entièrement libre à travers son imagination et sa spontanéité d’exprimer ce qu’il veut, mais qu’il n’a plus à représenter l’objet dans une réalité qui serait comprise par tout le monde. L’impressionnisme naît alors d’une autre invention moderne : les découvertes sur la lumière. À ce moment là, l’artiste n’a plus à représenter la réalité de la façon la plus fidèle possible, il représente une réalité qu’il perçoit à travers les effets de la lumière. D’où cet impressionnisme, avec ses taches de couleur qui donnent des effets de lumière différents.

À partir de cette rupture dans la représentation, une troisième rupture, également très importante, va se produire : au lieu de saisir le concret, l’objet concret, la représentation concrète, on peut essayer d’en saisir le mouvement, l’idée. C’est l’aboutissement à l’abstraction, à l’abstrait (tout cela se situe entre 1880 et 1912, date de la première aquarelle abstraite peinte par Kandinsky).

En lien avec ce phénomène de la représentation, une autre rupture se produit : c’est la rupture avec le code classique de la perspective. La perspective était une réalité saisie à travers une vision binoculaire. Soudain, les cubistes disent :  » Au fond, l’important ce n’est pas ce qu’on voit mais ce qu’on sait.  » Picasso nous dit :  » Quand je peins un visage, ce n’est pas ce que je vois de ce visage qui est important c’est ce que je sais et que je ne vois pas que je veux peindre.  » Évidemment, voilà qui bouleverse l’univers des formes. Les adversaires du cubisme diront qu’il y a une décomposition, une désagrégation des formes.

Voilà quelques ruptures fondamentales. On peut ajouter une dernière, qui porte sur l’art lui-même, sur ce qu’est l’art. Marcel Duchamp, antérieur aux dadaïstes, a fait le premier ce que l’on appelle le ready made (ce qui est tout prêt). Il suffit d’acheter un encrier au Bazar de l’Hôtel de Ville, d’y apposer sa signature et de dire :  » C’est un objet d’art puisque je l’ai signé.  » Marcel Duchamp va exposer un sèche-bouteille, un urinoir : objets tout faits. L’idée c’est qu’au fond, la vie est de l’art et qu’il suffit de transposer la vie ailleurs que dans l’univers habituel pour que cela deviennent de l’art. Cela met en cause la notion d’art institutionnalisé, d’art reconnu, qui entre dans les musées.

Les dadaïstes arrivent ultérieurement (Dada naît de la première guerre à Zurich en 1916). Les dadaïstes vont faire la même chose et démontrer à travers leurs écrits, leurs poèmes, leurs expositions, qu’au fond, l’absurde a le droit de régner, que tout est absurde, que le langage est absurde, que l’art est absurde. L’art est absurde puisqu’il n’a servi à rien. L’art, pour la bourgeoisie, c’était quelque chose de noble. Quand on avait des perspectives humanistes, l’art apparaissait comme ce qui ouvrait à un épanouissement de l’humain. Que s’est-il passé ? L’art a été incapable d’endiguer la première grande boucherie du vingtième siècle. Devant cet échec de l’art, se pose la question : À quoi sert l’art ? Les dadaïstes répondent : À rien ! Donc, autant en faire rien. L’art n’est rien !

À partir de là, s’opère une destruction capitale de l’art dans sa forme, dans ses relations aux institutions, dans ses relations avec la société (c’est-à-dire avec le public). À partir de là, quelle est la situation de l’artiste ? Si véritablement il est sur cette lancée, eh bien ! il est entièrement libre. Le problème s’est précisément posé à certains artistes qui ont pressenti tout cela. Ils se sont aperçus qu’ils aboutissaient à une destruction intégrale mais qu’après la destruction de la Première Guerre mondiale, il ne pouvaient pas continuer à détruire, il fallait construire autre chose. C’est pour cette raison qu’on a eu, après 1918, un courant néoclassiciste de retour aux canons classiques chez certains artistes jusque-là d’avant-garde. La notion d’avant-garde date d’ailleurs de la fin du dix-neuvième siècle. C’est l’idée que l’artiste ce n’est pas celui qui est reconnu par les salons officiels, mais celui qui invente quelque chose de nouveau, d’original, et qui, nécessairement, est à l’écart. Il est à l’avant-garde comme une avant-garde militaire.

Ce bouleversement a permis le déchaînement de toutes les fantaisies. Au-delà du dadaïsme, le surréalisme a ouvert la voie à l’expression de l’inconscient, qui n’avait pas droit de cité jusqu’alors.

Voici donc les grandes révolutions du début du vingtième siècle, dont les artistes d’aujourd’hui sont les héritiers. Parce que l’artiste, à partir de là, est complètement libre. Que va-t-il faire avec tout cela, maintenant qu’existe la possibilité d’exposer à peu près ce qu’il veut, de créer à peu près ce qu’il veut, de le donner à discuter et à voir à l’intérieur de la société ? Que va-t-il faire de cette liberté ? C’est tout le problème. Kandinsky dira que le phénomène le plus important est la nécessité intérieure : il faut que l’artiste arrive à créer quelque chose qui, en lui-même, part d’une nécessité telle que l’œuvre reflétera l’harmonie qu’il trouve à travers la création (il y a tout un univers musical chez Kandinsky : chez lui, le tableau est une composition musicale). Un équilibre est à trouver, sinon, on assiste à un déchaînement de spontanéité pure. On retrouve cette distinction entre ce qu’on appelle le dionysiaque (le déchaînement des instincts) et l’apollinien (la construction de quelque chose, d’une beauté qui peut être laideur). Celui qui n’arrive pas à trouver l’équilibre entre ces deux notions n’arrivera pas à créer quelque chose.

Se pose donc à l’artiste la nécessité d’user de cette liberté, pour lui-même et peut-être aussi en considération de la société dans laquelle il vit. Or, toutes les sociétés ne se ressemblent pas ; des sociétés acceptent certaines libertés que d’autres refusent, et l’artiste doit évidemment essayer de tenir compte, s’il veut subsister en tant qu’artiste, des possibilités de liberté qui se trouvent à l’intérieur de la société. À ce moment-là, on débouche sur le problème institutionnel de l’art dans la société, ce qu’on appelle le pouvoir esthétique.

Qu’est-ce qui fait qu’un artiste est reconnu comme artiste ? En France, le pouvoir esthétique était tel qu’on a mis énormément de temps à accepter tout ce qui est né de ces ruptures que j’ai énumérées. S’il n’y avait pas eu quelques collectionneurs qui ont donné des tableaux à des musées, en 1939, il n’y aurait pratiquement pas eu un seul Picasso dans un musée français. L’un des seuls tableaux de Léger qui existait dans les collections françaises a été donné par un collectionneur allemand en 1937. Il n’y aurait eu ni Picasso, ni Pissarro, ni Léger, etc. Jusqu’en 1945, les commissions chargées des achats de tableaux refusaient tout le moderne. Même logique pour les impressionnistes en leur temps. Caillebotte (artiste et collectionneur) a légué un fonds important de peintures impressionnistes à l’État mais ce legs a été amputé parce que les responsables des collections ont dit :  » Toute une partie de ce legs ne nous intéresse pas, ce n’est pas de l’art qu’on peut mettre dans nos musées.  » C’est le problème du pouvoir esthétique. L’artiste est libre il est libre, il faut qu’il trouve un équilibre pour pouvoir donner le maximum de lui-même mais en même temps, il a des contraintes, il doit subsister en tant qu’artiste parce qu’il vit dans une société qui n’est pas toujours orientée vers l’acceptation de ce que proposent les artistes contemporains.

D’où vient ce pouvoir esthétique ? Il vient d’experts, de connaisseurs, de critiques d’art. Si l’on n’est pas accepté par ce pouvoir esthétique, on risque d’attendre longtemps. Je voudrais citer un passage assez lumineux de Michel Butor. Michel Butor, romancier, a été enseignant et faisait régulièrement ses cours sur Balzac. Un récit de Balzac est très éclairant sur l’art : Le Chef-d’œuvre inconnu. Cette œuvre pose le problème de l’identité de l’artiste et de la reconnaissance de l’art. Qu’est-ce qui fait que cet artiste est à l’écart ? Butor brode un peu, introduit ses propres jugements dans ses cours sur Balzac, ses propres jugements sur l’art. Voilà ce qu’il nous dit à propos de l’art immédiatement contemporain. On pourrait croire que les institutions ont changé, qu’il n’y a plus ces fameuses commissions qui disent  » On va acheter tel ou tel tableau et non tel autre « … Or, lisons Butor :  » Souvent, lorsque l’on voit que les artistes du temps passé ont été méconnus, qu’ils ont eu beaucoup de difficultés, ce qui est le cas général, et qu’il sont maintenant vénérés, nous nous demandons comment il se fait qu’ils n’aient pas été compris tout de suite, et l’on pose automatiquement la question : aujourd’hui, y a-t-il des génies méconnus ? La réponse que les spécialistes ont l’habitude de donner est : Oh non, aujourd’hui nous avons tant de moyens de communication, des musées en quantité, des universités superbes, on publie des livres formidables, il y a des expositions tout le temps, la radio, la télévision, par conséquent aujourd’hui, Michel-Ange ou n’importe quel autre grand artiste du temps passé ne peut plus être méconnu… (s’il arrivait un Michel-Ange aujourd’hui, on ne pourrait pas le méconnaître parce qu’il y a tout cela). Si nous réfléchissons un peu – poursuit Butor –, nous comprenons que si aujourd’hui il y a un grand artiste méconnu, nous n’en savons rien.  » L’artiste qui est méconnu, c’est celui dont nous ne savons pas encore qu’il l’est. C’est seulement peu à peu, dans les années qui viendront, que le même processus qui s’est déroulé pour les autres artistes se déroulera pour lui. Ce sont nos enfants, nos petits-enfants qui sauront quels sont les artistes que nous méconnaissons aujourd’hui. Aujourd’hui, il nous est absolument impossible de juger.

Nous ne pouvons juger qu’en fonction de l’histoire. À partir de cette liberté offerte à l’artiste, on peut juger s’il s’agit de quelque chose de vraiment nouveau – dont on ne sait pas si c’est véritablement marquant ou non – ou s’il s’agit de néoclassicisme, de néosymbolisme, de néodadaïsme ou de néosurréalisme. Nous sommes en plein  » néo « . Pourquoi ? Parce que la destruction opérée par les dadaïstes a été récupérée. Vous savez ce qu’est la récupération : ceux qui sont les plus contestataires à un certain moment sont intégrés à la société. Les dadaïstes ont été intégrés à la société, on a pratiquement enseigné le dadaïsme. L’intégration et la récupération peuvent conduire aussi à une négation, à une confusion, et finalement, on peut ne plus s’y retrouver. Mais je crois que Butor a raison : il y a toujours des génies méconnus et il y en aura toujours, malgré toutes les possibilités offertes aux artistes aujourd’hui.

On arrive à un troisième problème qui est celui du public. Peut-il y avoir un contact entre les artistes, les œuvres d’art et le public ? Le développement des musées a été très lent en France. Peu de gens allaient voir au musée. Aujourd’hui, il y a des campagnes publicitaires, on fait la queue devant les grandes expositions. On pourrait s’imaginer que tout a changé, que le public peut aller aujourd’hui dans les galeries, qu’il est invité par la télévision à aller visiter les grandes expositions (Van Gogh, Matisse…). Est-ce que cela change quelque chose ? Les enquêtes faites durant les dix dernières années montrent qu’il y a toujours une minorité de français qui essaie de se confronter à l’art contemporain. La conclusion de la plupart des spécialistes consiste à dire que, devant cet art contemporain, le public français est réticent. Ce sont des jugements officiels. On peut se demander si la conquête du public dont nous parlent les responsables ministériels – et notamment au ministère de la Culture – est parvenue à des résultats.

Il y a eu tout de même des changements dans l’enseignement des arts plastiques, qui peuvent certainement faciliter l’accès du public aux œuvres en dehors d’expositions exceptionnelles, comme celle qui a lieu ici et maintenant avec  » Art et Politique 2 « . Autrefois, la classe de dessin était tout simplement fondée sur la représentation par ressemblance : on devait représenter un vase, une feuille d’arbre… Pendant des années, l’enseignement du dessin n’a rien été d’autre que ce qui pouvait correspondre à une version latine. Dans une version latine, vous pouvez déceler des faux-sens, des contresens… ; de la même manière, dans la représentation du dessin, son pouvait déceler des faux-sens ou des contresens. On disait :  » Celui-là n’a pas bien vu, il n’a pas bien représenté.  » On ne tenait pas compte de ce qu’un grand écrivain disait déjà à la fin du dix-neuvième siècle :  » Ce n’est pas l’art qui copie la vie, la nature, c’est la nature qui copie l’art  » (Oscar Wilde). Effectivement, c’est bien l’art qui transforme la vision. Aujourd’hui, vous direz, à propos de quelque chose :  » Ah ! tiens, c’est du Picasso.  » L’art transforme votre vision, l’art transforme la nature. Ce jugement énoncé depuis la fin du dix-neuvième siècle, on n’en a pas tenu compte jusqu’en 1979. En 1979, on a créé l’enseignement des arts plastiques dans les lycées. Voilà ce que nous dit à l’époque l’inspecteur général Jean-Michel Colineau, à l’origine de cette réforme :  » Jusqu’à maintenant, nous vivions sur un héritage, la sclérose traditionnelle des ateliers et des académies. Le seul critère d’appréciation était la ressemblance, le dessin devenant en somme une banalisation de la photographie. Ainsi conçu, le dessin n’était pris en considération qu’à l’école.  » Effectivement, sorti de l’école, cette conception du dessin n’avait plus aucun sens. Il s’agit au contraire pour Jean-Michel Colineau de favoriser l’épanouissement humain à travers les arts plastiques, à travers la création, l’invention. Il nous dit :  » On a pris dans ce pays la mauvaise habitude de considérer l’art comme quelque chose qui ne fait pas partie de la vie.  » Aujourd’hui encore, l’art continue à être pensé comme séparé de la vie. Or l’art, pour être apprécié, doit être dans la vie parce que c’est dans la vie que sont la plupart des hommes.

Aux Assises culturelles qui ont eu lieu à Amiens en 1998, la ministre de la Culture Catherine Trautmann constatait que l’on n’a pas tout fait pour que cet art soit dans la vie. Elle disait que les professionnels de la culture ont tendance à survaloriser l’effet de la rencontre directe avec l’œuvre d’art. Suffirait-il de présenter des œuvres d’art, de mettre le public en contact, pour que le public comprennent at apprécie l’art ? Le résultat, c’est très souvent des réactions du type :  » Ah ! ça, moi, je peux le faire.  » Il ne s’agit pas de compréhension. Évidemment, ce contact ne suffit pas, il faut l’éducation, le savoir, disait encore madame Trautmann :  » Notre pays souffre précisément d’un déficit d’éducation artistique et il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que nos institutions culturelles soient encore principalement fréquentées par les héritiers de la culture.  » Qui va au musée ? Essentiellement, ceux qui ont déjà un bagage culturel. Parce que l’art n’est pas dans la vie, l’art est séparé de la vie. Et c’est pour cette raison qu’une initiative comme celle qui nous réunit ici propose à la fois un contact avec les œuvres d’art et une interrogation sur ce que peut être l’art. Comme le rappelait Albert Azoulay, il y a une provocation qui s’opère, il y a une interrogation : à quoi bon tout cela, pourquoi de l’art dans notre société ?

Je voudrais vous présenter quelques extraits d’un film qui a été fait pas un jeune réalisateur belge, Jean-Christophe Yu, et qui traite de ce problème. Le film s’appelle Les Couleurs de la vie. Le réalisateur essaie de montrer qu’on peut n’avoir aucune culture et trouver un épanouissement à travers le contact de l’art. Vous allez voir également tous les problèmes que posent l’évolution artistique même, et notamment les institutions et le marché de l’art.

(Pour des raisons techniques, le film Les Couleurs de la vie est diffusé en noir et blanc.)

Débat
Lionel Richard – Dans ce film, des questions sont posées à travers la notion de crise des valeurs dans notre société. Au fond, un divorce avec le public est bien présenté à travers la présence de cet ancien ouvrier qui est un fanatique de l’art et qui se demande :  » Est-ce qu’il n’y a pas une perte d’humanisme dans ce qu’on nous propose aujourd’hui et qui est sacralisé par les musées, par certaines galeries avec les prix indiqués ?  » Il y a là une question d’éducation mais en même temps un problème insurmontable qui est celui du marché de l’art. Parce que ce qui consacre artistiquement un peintre, c’est sa cote. Un peintre qui n’est pas coté n’a aucune valeur artistique.
Question – Quelle est la différence entre l’art abstrait et l’art concret ?
L. Richard – Je l’ai déjà expliqué (rires dans la salle) ! L’art concret, c’est la reproduction de l’objet, c’est la présence de l’objet. Les cubistes d’une certaine manière sont des concrets, des figuratifs, ils déforment l’objet mais celui-ci est présent tandis que les abstraits suppriment l’objet. À ce moment-là, on n’a plus que des touches de peinture qui expriment une sensibilité, un univers, mais il s’agit d’une composition qui peut produire un effet sur le spectateur dans son caractère purement plastique. C’est pourquoi le peintre dit dans ce film que  » ce sont les seules fins plastiques qui importent dans la peinture abstraite.  » On emploie encore les termes de peinture concrète, figurative, même s’il est vrai qu’il y a une évolution à l’intérieur de cette figuration puisqu’on aboutit à une présence de l’objet qui sera peut-être atténuée, déformée ou désagrégée. Mais l’objet est toujours là, alors que les abstraits l’ont supprimé complètement.
Question – Combien de peintres peuvent vivre de leur art ?
L. Richard – C’est une question intéressante, surtout aujourd’hui. Il faut vous dire qu’au moins 3000 peintres pourraient justifier d’achats par la collectivité. En réalité, il y en a seulement 10% qui arrivent à peu près à survivre grâce aux achats de leurs œuvres. C’est un pourcentage minime. Il est difficile de vivre de sa peinture. Mais c’est fluctuant, c’est tout le problème du marché de la peinture. Il y a des périodes où le marché de l’art fonctionne, les collectionneurs achètent beaucoup, et des périodes de crise, généralement de crise économique générale, qui produisent un effet sur le marché de l’art. Alors, c’est encore plus difficile. Certains peintres survivent parfois grâce à des aides sociales.
Cela pose un autre problème, le problème de ceux qui veulent devenir artistes. Une école a été fondée en 1919, au sortir de la guerre en Allemagne : l’école du Bauhaus. Celui qui l’a fondée était architecte. Il voulait que les élèves formés dans des écoles d’art ne soient pas réduits au chômage. Il a fait une école d’art dans laquelle la formation était polyvalente, donc utilisable pour tous les domaines de la construction. Les étudiants qui sortaient de cette école pouvaient faire du graphisme publicitaire, de l’imprimerie, de la décoration d’immeubles, etc. On s’est beaucoup inspiré, pour la réforme des écoles d’art, de cette école allemande. Mais les écoles d’art se sont aujourd’hui multipliées, chaque région a voulu avoir la sienne (vous avez aujourd’hui des écoles d’art régionales). Étant donné le nombre d’étudiants qui sortent de ces écoles, il est très difficile pour eux, actuellement, de trouver un travail. La polyvalence permet d’éviter la spécialisation artistique. Évidemment, pour les étudiants qui choisissent un créneau très limité, il est difficile de vivre de leur art. Par exemple, les sculpteurs rencontrent aujourd’hui des difficultés importantes, d’autant que la sculpture n’est plus achetée aujourd’hui que par les collectivités publiques.
Albert Azoulay – À de nombreuses reprises, il a été question d’indépendance artistique. On clame sa liberté, on la revendique, on la défend. Et d’un autre côté, les artistes contemporains n’hésitent pas à s’engager politiquement de façon extrêmement forte dans des mouvements qui, bien souvent, concernent l’actualité. Peut-être avez-vous entendu parler de la façon dont les cinéastes et les peintres se sont engagés dans le mouvement qui a consisté à défendre les sans-papiers. On peut se demander comment on peut être libre, revendiquer son indépendance et s’engager. Est-ce qu’il y a là une contradiction ? Comment cette contradiction peut-elle se résoudre ? D’autres contradictions sont apparues. L’œuvre d’art est une marchandise mais elle a des choses à nous dire indépendamment du fait qu’elle soit une marchandise. Autre contradiction, l’artiste peut-il vivre de son art ? S’il n’en vit pas, que fait-il le reste du temps ? Est-ce que, comme c’est le cas de plus en plus souvent, il va essayer de bénéficier du RMI ? Est-ce qu’il va aller donner des cours de dessin dans des collectivités territoriales ? Être engagé par une mairie ? Est-ce qu’il va essayer de gagner sa vie dans un secteur qui n’a rien à voir avec sa pratique artistique ? Les artistes contemporains aiment parler de ce qu’ils font en termes de travail. Est-ce que l’art est un travail ? Qu’est-ce qui travaille, dans l’art ? Le film que nous avons vu nous aide à poser des questions, ce qui ne veut pas dire qu’il apporte les réponses. Vous pourriez poser ces questions aux artistes, parler avec eux. Le leur demander à eux, c’est avoir affaire à la fois à quelqu’un qui a une position singulière mais pas privilégiée. Vous aussi, vous avez quelque chose à dire de l’art.
L. Richard – L’artiste, dans ce qu’il produit, est complètement autonome. Et dans le jugement que l’on peut porter sur une œuvre d’art, on peut la reconnaître comme œuvre d’art ou la refuser. Mais le public, par le contact avec cette œuvre d’art, peut aider l’artiste à être reconnu. Lors d’une exposition, le fait qu’il y ait beaucoup de public et une appréciation portée sur ces œuvres encourage l’artiste, malgré le refus qui peut lui être opposé par les institutions. Certains artistes ne sont pas achetés par les institutions, néanmoins ils existent et lorsqu’ils ont du public, ça les encourage à poursuivre.
Mais il est vrai qu’aussi bien les institutions que le public peuvent se tromper. C’est ça, le problème. Le texte de Butor que je vous ai cité le dit : il peut y avoir des artistes méconnus. Les institutions pendant des années n’ont pas acheté de Picasso ni de Pissarro, elles ont acheté des croûtes, de mauvaises toiles. Les croûtes remplissent les caves de certains musées de province. Mais cela ne veut pas dire que le public qui aime un artiste donne une valeur proprement esthétique à cet artiste. Seul le temps permettra de déterminer si véritablement cet artiste produit un art nouveau ou non. Le public peut se tromper, le public s’est d’ailleurs généralement trompé. Mais je crois qu’un artiste ne peut pas compter sur une position solitaire car s’il reste un être solitaire, c’est comme s’il entreprenait une forme de suicide artistique. À un certain moment, il doit compter au moins sur l’espoir d’une reconnaissance, aussi bien de la part des institutions que du public. Il y a beaucoup de peintres qui sont morts dans la misère au vingtième siècle. Vous avez l’exemple de Van Gogh, bien sûr. Et quand vous voyez les prix des dessins de la succession de Dora Maar à propos de Picasso, vous constatez qu’un simple dessin équivaut en prix d’achat à ce que le ministère de l’Éducation nationale injecte pour la réforme des lycées en France : 4 milliards (vifs applaudissements).
Question – On n’entend plus beaucoup parler du soutien des artistes aux sans-papiers…
A. Azoulay – Les choses existent socialement quand elles sont relayées par les médias. Cela ne veut pas dire que, quand elles ne sont pas relayées par les médias, elles n’existent pas du tout. Mais qu’il y ait actuellement des soutiens très forts à la lutte des sans-papiers, vous le savez certainement par ce qui se passe dans la mairie de Limeil-Brévannes, par exemple. Les artistes continuent d’être mobilisés, et que leur mobilisation ne soit plus relayée par les médias doit vous faire réfléchir sur ce qu’on appelle le métier de journaliste et ce qu’on appelle la réalité sociale. On a fait venir ici il y a quelques mois Serge Halimi. C’est un journaliste du Monde Diplomatique qui a expliqué sa façon de voir la question de la domination de la pensée unique. On peut dire, en s’appuyant sur son analyse, qu’il y a une pensée unique à propos de l’art et de l’artiste. Cette pensée unique consiste à croire que l’artiste doit pratiquer son art en étant coupé du reste du monde. Nous faisons le pari que ce n’est ni possible, ni pensable. Si l’action des cinéastes en faveur des sans-papiers n’est pas relayée par les médias, si ça n’arrive pas à votre destination, c’est comme si ça n’existait pas. Faites en sorte de soutenir cette action et ce débat et vous verrez qu’on en parlera.
Question – Comment expliquez-vous ce revirement des médias qui, il y a quelques temps, relayaient les actions des artistes ?
A. Azoulay – On peut imaginer que ça fait du tirage, dans tous les sens du terme. ça fait du tirage, de la presse, un appel d’air. Avez-vous applaudi les 4 milliards injectés dans la réforme des lycées ou la valeur que peut avoir un dessin de Picasso ? Il peut y avoir des méprises.
Question – Vous avez dit qu’après le mouvement dada, les artistes étaient libres. Je ne suis pas tout à fait d’accord. Je pense que les choses tournent un peu en rond.
L. Richard – Il est effectivement dit dans le film qu’on a tendance à tourner en rond. Mais c’est le nouveau, qu’il est difficile de trouver. Un artiste doit imposer sa marque, il porte en lui un univers personnel, il doit trouver un moyen d’expression personnel pour le transcrire. Et c’est encore mieux s’il trouve un accord – qui peut être une contestation – avec la société dans laquelle il vit, s’il parvient à y provoquer quelque chose. C’est ce mouvement qu’il est très difficile de trouver. Je crois que l’art n’a jamais évolué qu’avec l’évolution technique et les changements dans les modes de vie. Avec les techniques nouvelles et les matériaux nouveaux, l’artiste peut encore avoir quelque chose à dire dans la société. On peut aussi avoir quelque chose à dire en contestant les pratiques artistiques antérieures. Un jeune peintre est exposé ici, Marc Quinton. Que conteste-t-il à travers son tableau ? Il conteste la nature morte, parce que la nature morte est un genre figé, c’est le pot de fleur, la coupe de fruit. Et il réintroduit la nature morte dans notre univers social en provoquant. Il existe des moyens qui ont été utilisés par les artistes et qui sont considérés comme usés, mais ces moyens peuvent être réactivés par une originalité de l’artiste à l’intérieur de notre société.
Les artistes ont vécu longtemps en illustrant des livres qui étaient achetés par des collectionneurs et qui valaient très cher. Aujourd’hui, ce groupe de collectionneurs de livres illustrés s’amenuise de plus en plus. Ce qui veut dire que, par exemple, le graveur qui travaille pour l’illustration de ces livres a de plus en plus de mal à vivre. Mais peut-être pourrait-il trouver une manière nouvelle d’utiliser la gravure. Je crois que jamais l’artiste, dans sa liberté actuelle, n’a eu d’impulsion plus grande à l’invention. J’ai été frappé par des expositions concernant l’art cinétique, concernant l’usage de l’électricité, concernant l’usage du verre. Il est possible de créer des sculptures de verre qui sont originales, qui apportent justement une interrogation sur notre monde. Il y a là une richesse nouvelle. Pensons aussi aux possibilités qu’offrent les ordinateurs, le virtuel. L’art représente aussi une activité ludique à l’intérieur de la société, une dimension qui ne doit pas être négligée…
Question – Faites-vous une hiérarchie entre les arts ?
L. Richard – C’est une question d’éducation et de formation. Jadis, dans les académies, les genres nobles étaient la peinture et la sculpture. Le cinéma a eu beaucoup de mal à s’imposer comme art. Aujourd’hui, les musées consacrent des salles à la photographie mais il faut se souvenir que, longtemps, la photographie n’a pas été considérée comme un art noble. On s’aperçoit donc de ces changements. Et je crois qu’on vit sur des préjugés. La peinture et la sculpture ont fait partie de notre acquis culturel. Pour les générations qui viennent, peut-être que ce ne sont plus les arts plastiques qui représentent l’art noble. Toute une génération s’est formée par le cinéma, qui est une sorte d’art total. Mais je pense que si les arts plastiques continuent à exercer cet intérêt, c’est parce que les plus grandes transformations ont été inaugurées par les peintres. L’art du vingtième siècle a été inauguré par les peintres. S’il n’y avait pas eu les peintres, il n’y aurait pas eu toute cette transformation architecturale, en liaison avec la musique, la dissonance. Les pas essentiels ont été accomplis par les peintres. Mais pour ma part, il n’y a pas de hiérarchie. Tous les arts se valent, même les arts dits  » mineurs « . J’ai consacré un livre au cabaret car je considère le cabaret, le théâtre et la musique de cabaret, comme un art à part entière.

Mercredi 18

Alfonso Vallès, artiste

Jeudi 19

Jacky Chriqui, professeur à l’ENSBA de Paris

Vendredi 20

#Jean-Luc Pouillaude

Professeur de philosophie

l’art un bricolage subversif

Jean-Luc Pouillaude, professeur de philosophie
Je tenterai, dans les limites de cet exposé, de poser quelques jalons afin d’essayer, ensemble, d’éclairer cet étrange objet du désir qu’est l’art. Plus précisément, j’essaierai de m’intéresser aux rapports entre l’art et les structures économiques, sociales et politiques. Je partirai de deux exemples.
Premier moment où l’œuvre d’art devient une marchandise et premier exemple. Deux noms à retenir : Vasari et Giorgione. Qui sont-ils ? Vasari est un peintre italien et un théoricien de l’art. Il est mort en 1574. Il s’agit d’une figure importante parce qu’il est le premier historien de l’art. Vasari a vécu à Rome et à Florence et, vers 1550, il a écrit un ouvrage intitulé Les Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes. Le deuxième nom est celui de Giorgione. Il s’agit d’un peintre italien, vénitien, mort en 1510. Il fut, excusez du peu, l’élève de Bellini et le maître du Titien. Qu’est-ce que Vasari, dans ses Vies des plus excellents peintres, nous raconte à propos de Giorgione ? Il faut se reporter historiquement au début du seizième siècle. Giorgione, à la suite d’une discussion entre artistes, avait fait et tenu le pari de donner, en une image unique, la représentation intégrale d’un personnage vu de tous les côtés à la fois. Je vais vous lire ce qu’écrit Vasari à propos de la tentative de Giorgione :  » Il peignit un homme nu vu de dos et placé devant une fontaine d’eau limpide dans laquelle sa partie antérieure se reflétait. À son côté gauche, était un corselet de métal qui reflétait son profil vu de gauche. De l’autre côté, se trouvait un miroir dans lequel se voyait l’autre profil de cette figure nue.  » Ne me demandez pas de vous montrer une reproduction de ce tableau. Le paradoxe vient de ce que je vous parle d’un tableau qui n’existe pas, ou plus exactement, qui n’existe plus. C’est à travers les écrits de Vasari que nous avons la seule trace de ce tableau de Giorgione. Giorgione est mort d’ailleurs assez jeune, laissant une dizaine d’œuvres identifiées. Ici, ce n’est pas tant le personnage en lui-même qui nous intéresse que sa démarche.
Qu’est-ce que manifeste cette anecdote ? Elle manifeste d’abord la jubilation des peintres italiens, des peintres de la renaissance qui découvrent quelque chose de nouveau pour eux : la perspective et la mobilité des points de vue. Tout se passe comme si l’œil du spectateur pouvait tourner, faire le tour complet du personnage à travers l’artifice d’une disposition et d’une mise en scène. Mais cela va beaucoup plus loin qu’une simple performance technique dans la mesure où, à cette époque, quelque chose de nouveau est en train de s’instaurer en ce qui concerne le statut de l’œuvre d’art.
La performance de Giorgione traduit et redouble, à l’intérieur-même de son tableau, le statut nouveau que l’œuvre d’art est en train d’acquérir à ce moment précis. En effet, l’œuvre d’art, à cette époque, se libère progressivement de son cadre architectural, de sa fonction religieuse, de sa fonction somptuaire (décoration de cour et de château), et le tableau de chevalet est en train d’acquérir sa légitimité, son autonomie, son indépendance en tant qu’objet transportable, négociable, au même titre que n’importe quelle autre marchandise. Il y a donc une mobilité et un décentrement des tableaux à cette époque : ils deviennent des objets marchands qu’on achète et qu’on vend. Cette mobilité se retrouve à l’intérieur-même du tableau de Giorgione à travers ce montage subtil (sophistiqué, si l’on veut) des perspectives simultanées – devant, derrière, à gauche, à droite –, et le refus d’un point de vue unique privilégié. Le tableau devient une espèce de miroir qu’on déplacerait et qui refléterait en quelque sorte, à l’intérieur de lui-même, la réalité sociale de son époque, en construisant une spatialité esthétique qui concorde exactement avec ce nouvel espace économique et juridique des marchandises qui s’échangent : c’est la naissance du capitalisme marchand – pensons à la République de Venise. Cela nous montre qu’au-delà du prétexte figuratif (après tout, ce fameux personnage de Giorgione, qui est-il ? un personnage mythologique ou réel ? peu importe), l’espace fictif et imaginaire du tableau qui joue sur l’illusion nous indique cette universalité de la marchandise en train de triompher historiquement en ce tout début du seizième siècle.
On n’en a pas fini avec ce tableau imaginaire. Nous verrons ultérieurement dans quelle mesure celui-ci masque une certaine démarche idéologique.
Deuxième moment, deuxième exemple, beaucoup plus connu – à tel point que j’ai un peu honte de l’évoquer mais je pense qu’il n’est pas inutile d’y revenir. On constate une démarche inverse de celle que je viens d’évoquer : l’objet manufacturé peut très bien devenir œuvre d’art. C’est ce qui se passe avec Marcel Duchamp. Pourquoi revenir à Duchamp ? Parce que d’une manière ou d’une autre, la plupart des peintres et des artistes contemporains s’en réclament. Vous savez aussi bien que moi que Duchamp est l’inventeur des ready made, ces objets manufacturés,  » tout prêts « , promus par le pouvoir discrétionnaire de l’artiste au rang d’œuvre d’art, et que Duchamp a exposé tels quels dans des galeries et des musées. Ce geste ironique a beau avoir été plagié constamment depuis un demi-siècle, il n’en conserve pas moins sa vertu de révélateur quant au statut de l’art dans notre société. Qu’est-ce qui s’est passé avec Duchamp ? En 1917, Duchamp envoie au jury des Indépendants à New York un urinoir qu’il intitule Fountain, sous la signature – on l’oublie souvent – d’un certain R. Mutt. Ce R. Mutt n’est pas du tout un pseudonyme, comme on l’a dit parfois, c’est le nom du fabriquant du sanitaire en question ! Duchamp ici ne faisait que restituer à son véritable propriétaire la paternité de ce merveilleux objet fonctionnel jusque-là anonyme et qui, après tout, n’est ni plus ni moins élaboré que bien des objets d’art. Pour la petite histoire, rappelons – vous l’avez peut-être entendu à la radio ou lu dans les journaux – que tout récemment, un visiteur d’une exposition Duchamp, à Nîmes, a utilisé effectivement l’urinoir. Il a été condamné à payer une très forte amende. Je pense que Duchamp eut été au contraire tout à fait ravi de ce geste.
Que faut-il y voir, au-delà de la provocation dadaïste ? Duchamp en fait referme avec une superbe insolence toute l’histoire de l’art antérieure ouverte par ces artistes italiens du Quattrocento dont notre Giorgione était le fleuron tardif. Les artistes italiens du seizième siècle se sont appliqués à se désolidariser des artisans avec lesquels ils étaient confondus. Il se sont acharnés à se situer à un niveau égal sinon supérieur à celui des savants, des lettrés. Ils ont revendiqué un statut nouveau : celui de créateur, ouvrant par là la porte à la notion de génie, à la notion d’inspiration en suscitant et en entretenant de véritables mythes dont nous sommes encore les héritiers aujourd’hui. Les mythes de l’artiste inspiré, du génie créateur sont d’autant plus dangereux qu’ils occultent idéologiquement le travail concret de l’artiste aux prises avec la matière. Il n’est pas inintéressant de noter qu’avec Giorgione, se généralise à cette époque l’usage de la peinture à l’huile et plus précisément l’usage d’une technique qui est celle du glacis. Il était de règle, dans les écoles de peinture, que la surface lisse du glacis soit préservée de toute trace de passage du pinceau. Pourquoi ? Parce que voir une trace de pinceau, c’était voir une trace de l’intervention manuelle de l’homme. Tout l’aspect matériel de la confection de l’œuvre d’art ne devait surtout pas se voir. Cela impliquait une sacralisation de l’art qui conduira, au dix-huitième siècle, aux Beaux-Arts. La sacralisation de l’art et des artistes aboutit à une espèce de piété révérencieuse entretenue par un respect et une fossilisation des œuvres dans les musées.
Revenons à Duchamp. En fait, ce sont ces mythes que Duchamp piétine allègrement, qu’il bouscule en consacrant des ustensiles standardisés, prosaïques, voire grotesques. Mais il est important de voir que les ready made court-circuitent tout un système de représentation propre à l’art occidental. Cela va plus loin que la simple provocation ou le fait de piétiner des mythes. Exposer l’objet lui-même sans aucune intervention, l’objet en tant qu’objet et en tant qu’œuvre figurative, c’est résoudre d’un seul coup – dans une démonstration par l’absurde (ce que j’aimerais vous montrer, c’est qu’il y a toute une démarche intellectuelle, chez Duchamp) – les efforts séculaires des artistes mais aussi des théoriciens de l’art et des philosophes depuis Aristote pour restituer exhaustivement et le plus fidèlement possible les apparences de la réalité dans leurs nuances les plus subtiles. Quel pied de nez cruel au maniérisme obstiné de Giorgione, qui agence et  » bricole  » ingénieusement des dispositifs stratégiques de circulation des points de vue avec ses systèmes complexes de miroirs, de reflets – obsédé qu’il est, au-delà de la prouesse technique, par cette espèce de volonté obstinée de rendre compte de la totalité de la réalité, de la totalité de la nature ! C’est l’artiste démiurge, qui se veut l’égal de Dieu. Que nous dit Duchamp ? Que rien ne saurait représenter plus fidèlement un porte-bouteilles qu’un porte-bouteilles. C’est la réponse de Duchamp à Giorgione, la réponse du berger à la bergère. Les contradictions d’un art qu’on appelle l’art mimétique – c’est-à-dire l’art représentatif, imitatif jusqu’à la ressemblance (Hegel disait qu’il y a tout un art imitatif qui est ressemblant jusqu’à la nausée) – sont amplifiées jusqu’à l’absurde par Duchamp.
En 1928, Magritte, représentant de la façon la plus réaliste possible une pipe, inscrira en légende en bas du tableau :  » Ceci n’est pas une pipe.  » Duchamp, en 1917, dit : Ceci est un urinoir. Après tout, quand on a demandé à Alexandre-le-Grand – c’était, là aussi, un défi – de dénouer le fameux nœud gordien, il a pris son épée et il a tranché ce nœud. C’est un peu ce que fait Duchamp par rapport à toute la problématique de l’art.
Troisième moment. Je n’ai pas la prétention de définir l’art, mais je voudrais essayer de poser une thèse un peu provocatrice pour caractériser l’unité de la démarche artistique. Cette thèse consiste à dire que l’art est un bricolage critique et subversif.
Je n’ai pas inventé cette idée de bricolage, qui vient de Claude Lévi-Strauss. On peut appliquer à l’art cette notion, mise en valeur par le philosophe-ethnologue C. Lévi-Strauss à propos des mythes, dans La Pensée sauvage, comme le cœur-même d’une activité première qui serait l’activité fabricatrice de l’homme. Comme on va le voir, il n’est ni réducteur ni ironique de parler de bricolage à propos de l’art. Lévi-Strauss écrit – et je crois qu’on peut appliquer textuellement ce qui est dit à l’artiste – :  » Le bricoleur reste celui qui œuvre de ses mains en utilisant des moyens détournés, en s’arrangeant avec les moyens du bord c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux hétéroclites.  » Le concept de bricolage permet d’étudier l’objet esthétique sous l’angle de la matière. On a vu à quel point il y avait une correspondance entre un certain type d’esthétique dans le tableau de Giorgione et l’instauration d’une économie d’échanges marchands, une économie capitaliste en train de naître. En même temps que l’artiste s’inventait son propre statut de créateur, on occultait complètement le travail concret des artistes dans sa matérialité. On a glorifié la création, l’artiste s’est pris en somme pour l’égal de Dieu. On a mythifié la création au détriment de l’acte, au détriment du faire et du fabriquer. Alors que pour les Grecs, la notion de poïèsis impliquait les deux : à la fois créer et faire, faire en créant, créer en faisant. Ce n’est pas faire injure aux artistes que de dire que l’artiste est avant tout un manuel, un manipulateur, au sens où l’on parle de manipulation en chimie. Mais manipulateur peut avoir un deuxième sens : qui crée des effets d’illusion. Finalement, un bricoleur est celui qui, à partir de l’aspect hétéroclite du réel, met en liens et structure cette diversité avec, comme le disait Lévi-Strauss, les moyens du bord, pour interpréter cette réalité et lui donner un sens. Le meilleur exemple, même en ce qui concerne l’art plastique, est encore une fois ce dispositif stratégique de Giorgione qui, littéralement, construit et bricole son système de représentation, son type d’espace, produisant une véritable connaissance du réel.
Car il ne faut pas oublier que, si l’artiste est un bricoleur, il produit en même temps une connaissance.  » L’art est aussi et en même temps savoir « , disait Hegel. C’est peut-être ce geste bricoleur, toujours recommencé, d’agencement aléatoire des formes et des structures, à partir des moyens du bord, qui constitue l’unité de la démarche esthétique, depuis que certains hommes à un certain moment de l’histoire de l’humanité se sont mis en tête (pourquoi ? la question reste posée) avec leurs pauvres moyens d’inscrire, de tracer, de peindre des figures, des formes animales sur les parois d’une grotte nommée Lascaux. Si Duchamp, dans sa logique apparemment folle mais en réalité implacable, casse le système classique de la représentation, s’il pervertit la fonction de l’objet esthétique, il procède intellectuellement lui aussi du bricolage en mettant littéralement en scène son intervention. C’est l’acte même qui devient événement stratégique.
Mais on ne peut pas s’arrêter là, se contenter de dire que l’art est du bricolage. Il y a un risque que le bricolage cherche et trouve sa propre fin en lui-même, c’est-à-dire verse dans la gratuité d’un joli petit jeu de construction, agence des structures et se contente de cet agencement, ou bien tombe dans la provocation simpliste. Les surréalistes disaient avec Breton que  » l’art doit tout dire.  » L’injonction de Breton est devenue, à partir des années 1970 :  » tout est signifiant « . De là à passer à une logique de l’inversion et du retournement, il n’y avait qu’un pas à franchir, ce que certaines avant-gardes n’ont pas hésité à faire en proclamant que  » rien n’est signifiant  » (je ne suis pas qualifié pour juger, évidemment). C’était déjà le risque du  » tout est absurde  » de Dada que rappelait Lionel Richard. D’où le côté gratuit de certaines recherches formelles où l’art n’en finit pas de se contempler lui-même. Avec un dernier point à signaler : le risque d’une récupération par le système marchand, dans la mesure où l’absence de norme deviendrait elle-même une norme. Durkheim, inventeur du concept d’anomie (sans règle, sans norme) l’avait déjà remarqué.
L’art, pourtant produit d’un travail social, est spontanément et par essence antisocial. Je voudrais citer la thèse d’un philosophe allemand qui a travaillé sur l’esthétique, Theodor Adorno :  » L’art critique la société par sa seule existence, sa seule présence dans le monde conteste le monde, il le révèle comme autre.  » Je ne peux pas m’empêcher de penser à l’intervention de J. Chriqui, où il nous disait que l’art avait pour fonction de révéler l’altérité. Adorno dit qu’il révèle le monde comme autre.  » Révélation de l’altérité « , disait Chriqui, aussi bien pour les enfants autistes que pour les étrangers de France, terre d’asile.  » Donner à l’autre sa consistance de sujet « , disait-il encore. Je rappelle cette très belle citation pour ceux qui n’étaient pas là hier :  » S’il n’y a pas d’humanité sans art, il n’y a pas d’art sans humanité.  » C’est en cela, qu’on le veuille ou non, que l’art est directement et immédiatement politique. Adorno insistait sur la fonction immédiatement et directement critique de l’art. Cette fonction critique de l’art, c’est celle que l’imaginaire de la pensée bricoleuse exerce contre le monde d’aujourd’hui, contre ce que sera le monde de demain : marqué par l’impérialisme des technosciences, par  » l’horreur économique  » de la mondialisation, par le nivellement idéologique de la pensée unique, facteurs qui engendrent toutes les formes possibles de domination et d’exploitation. L’art est bien ce  » grand refus  » qu’évoquait Hebert Marcuse. À travers ce bricolage du réel, il déploie toute sa force de provocation, voire de subversion. Si vous revenez à l’origine de ce mot de subversion (du latin sub vertere), vous trouvez le sens de retourner par en-dessous, comme le paysan retourne la terre pour en remuer les couches profondes. Le mot  » subversion  » est à prendre non seulement au sens politique ou révolutionnaire mais aussi au sens émotionnel. L’art me retourne littéralement quand je suis devant Tres de Mayo de Goya au Prado, ou bien devant Guernica de Picasso, que je reçois comme un coup de poing en pleine figure. Je crois que c’est cela qu’on peut et qu’on doit attendre de l’art.
Dernier point. Un enseignant ne peut pas ne pas se poser la question du pédagogique dans son rapport à l’art. Il ne s’agit plus depuis longtemps – Dieu merci, on y a renoncé – d’éduquer les masses, comme on a pu le dire pompeusement et un peu niaisement à une certaine époque. Il ne s’agit pas non plus, ou pas seulement, de dire d’une façon naïve et magique, comme si tous les problèmes de communication étaient résolus d’un seul coup de baguette magique :  » Si vous n’allez pas à l’art, l’art viendra à vous.  » Il s’agit, je crois, dans la démarche que ces artistes présents parmi nous en ce lycée ont choisie – ils me répondront si je me trompe–, non pas d’exposer mais de s’exposer (pour reprendre l’heureuse expression d’Albert Azoulay dans sa présentation) eux et leurs travaux. En un lieu institutionnel, bien sûr, mais qui contourne néanmoins les points de passage obligés du marché. S’exposer, c’est risquer, c’est se mettre en danger. Quoi que puissent en penser les esprits chagrins, à travers cette audace et cette prise de risques, l’art trouve ou retrouve toute sa force de provocation sauvage. Que nos amis artistes en soient ici chaleureusement remerciés.

J.-L. Pouillaude

Expositions:

Lyçée Jean-Jacques Rousseau, Montmorency. Exposition 1998

Lyçée Fragonard, L’isle adam. Exposition 1998

Collège Pablo-Picasso, Eragny. Exposition 1999

Collège Henri-Wallon, Garge-les-Gonesse. Exposition 1999

Collège Anatole-France, Sarcelles. Exposition 1999

Lycée Henri-Cassain, Gonesse. Exposition 1999

L.E.P., Arnouville-les-Gonesse.Exposition 1999

Lycée Leonard de Vinci à Saint Witz. Exposition 1999

Lycée J.- J. Rousseau, Sarcelles. Exposition 1999

Université Paris XIII, Villetaneuse. Exposition 1999

Collège La Justice, Cergy. Exposition 1999